l enfer est pavé de bonnes intentions nouvelle fantastique yoan h padines

L’Enfer est pavé de bonnes intentions – nouvelle fantastique

Vingt ans… Vingt ans de travail, et l’aboutissement de sa mission est proche. Anteo, les veines brûlées par l’excitation, regarde vers l’extérieur noirci par la nuit ; la baie vitrée lui renvoie son reflet : celui d’un quadragénaire à la silhouette mince, vêtu d’un jean bleu à taille basse, de chaussures en cuir marron, et d’un gilet gris foncé sur une chemise blanche aux manches soigneusement pliées juste avant le coude. Une cravate noire et un bracelet en cuir achèvent de donner à Anteo un look à la fois classe et décontracté. Une image tout à fait compatible avec son statut de producteur de télévision. Ses collaborateurs ne devraient plus tarder. Il a passé les premières années du projet à constituer son équipe, à sélectionner les meilleurs profils. Déterminé, Anteo a mené sa mission en prenant en compte deux postulats. Le premier : le diable se cache dans les détails. Le second : l’enfer est pavé de bonnes intentions. Quand l’avenir du monde repose sur vos épaules, il vaut mieux être bien préparé.

Trois coups discrets à la porte brisent le silence.

— Entrez, répond Anteo sans même se retourner.

Le reflet dans la vitre lui montre la porte qui s’ouvre, puis l’entrée d’une jeune femme brune, bronzée, à la plastique superbe mise en valeur par un bikini noir. Nabila a été la première collaboratrice recrutée, et la première à jouer un rôle actif. La première personne également à avoir rendu Anteo fou d’agacement. Un casting impeccable… difficile à assumer. Nabila est la connerie personnifiée, parfaite dans son rôle. Il se retourne au moment où la jeune femme contourne l’immense table de réunion pour se jeter sur lui et l’embrasser bruyamment deux fois sur chaque joue.

— Anteo, je suis trop, trop contente, c’est trop, trop génial !

Il marmonne des salutations tout en l’attrapant par les épaules pour la repousser avec fermeté. C’est alors qu’entre Arnaud, son second collaborateur, un homme à la cinquantaine blême, vêtu de son éternelle blouse blanche de médecin et d’un masque chirurgical FFP2 qui lui confèrent un teint verdâtre maladif.

— Bonjour, fait-il de loin, d’une voix étouffée.

Nabila en profite pour lâcher Anteo et porter son attention sur le nouveau venu. C’est un flippé de la vie monomaniaque, terrifié par les virus et bactéries. Il tourne autour de la table pour laisser celle-ci entre Nabila et lui, malgré tous les efforts de la jeune femme pour venir l’embrasser. Arnaud ne supporte pas le contact physique, ni même toutes formes de socialisation.

Franck entre dans la pièce et se fige devant ce ballet étrange. Il représente la plus grosse déception d’Anteo. Colosse roux de près de soixante ans, Franck se contente de mettre en avant les trois autres qui font tout le boulot. Les trois bossent et lui encaisse. Un salopard de la pire espèce. Autant la stupidité frivole de Nabila et le caractère névrosé d’Arnaud servent l’infernale mission d’Anteo, autant la contribution de Franck est faible. Il faut dire qu’il pâtit de la comparaison avec Lucie, la plus exceptionnelle collaboratrice, celle qui ouvre les portes de la réussite.

— Où est Lucie ? demande d’ailleurs le rouquin d’une voix agacée.

Sa seule présence suffit à calmer Nabila, qui se fait toute petite.

— Elle m’a averti qu’elle aurait du retard, répond Anteo. Mais elle m’a envoyé les rushes en caméra cachée d’une assemblée générale. Installez-vous.

Pendant que les trois autres prennent place autour de la table, Anteo empoigne une télécommande, fait descendre un écran et allume un vidéo-projecteur.

— Les images que je vais vous montrer, je souhaite en faire les ferments d’une nouvelle émission de télé-réalité centrée sur le militantisme au sens le plus large. J’attends de vous une écoute attentive pour brainstormer ensuite sur le contenu possible de cette émission. Et sur la manière de lui donner l’impact médiatique le plus fort possible.

Anteo lance alors la vidéo qu’il avait préparée en amont.

Un amphithéâtre apparaît, et déjà, Anteo éprouve un sentiment de toute-puissance. Les auditeurs, masqués, sont assis sur la moitié des strapontins, afin de respecter la distanciation physique. Arnaud apprécie la scène d’un rare sourire : après tout, il passe tous les jours à la télévision pour rappeler l’importance de ces mesures. Nabila ne peut s’empêcher de commenter la scène :

— Allô quoi ! Ils ont placé un homme, une femme, un homme, une femme… Ils sont bizarres… Ils font quoi si y a plus de femmes ? Ils leur interdisent l’entrée ? Allô, quoi !

Anteo serre les dents. Parfois, cette femme offre un éclair de lucidité, une lueur d’intelligence dont le contraste accentue le caractère abyssal de son QI. Elle est parfaite. Conne, mais parfaite. Anteo n’en soupire pas moins et il lui fait signe de se taire. Evidemment qu’ils empêchent des gens d’entrer : ces gens mettent un point d’honneur à respecter une parité exemplaire, c’était l’objet des huit premières conférences plénières de leur groupe militant.

La caméra zoome sur le groupe de six personnes plantées sur l’estrade. Trois hommes, trois femmes. Il s’ensuit un résumé de dix minutes des décisions des 195 assemblées générales précédentes sur la convergence des luttes, avec entre autres et en vrac : la limitation du vol en avion à une fois tous les dix ans (pour les défenseurs du climat), le non-recours aux antibiotiques pour protéger la faune bactériologique (pour les défenseurs des animaux), l’utilisation du discours inclusif (pour les défenseurs des femmes), l’interdiction de moissonner le dimanche (pour les défenseurs du droit du travail), ou encore l’interdiction de l’importation de denrées agricoles (pour les défenseurs du consommer local). Un silence s’installe un instant, avant qu’une femme en robe à fleurs ne reprenne la parole :

— Pour l’Assemblée Générale de ce jour, mes ami.E.s, il/elle nous a été demandé de traiter le sujet de l’inclusion des personnes à l’orientation sexuelle marginalisée, et ce afin de ne conduire à aucune discrimination à l’égard des membres de notre communauté. Nous vous proposons donc un travail collaboratif afin de se nourrir de la créativité individuelle, en synergie, pour inclure tout le monde dans notre grand projet…

Anteo exulte. Son plan est d’une efficacité diabolique, et il en aurait presque honte. Presque. Utiliser les armes de la partie adverse pour qu’elle se piège toute seule… Du pur génie. La vidéo montre des débats virulents sur le terme LGBT. Certains voudraient y rajouter un + pour tenir compte de toutes les sexualités que ne contient pas l’acronyme LGBT. D’autres réclament à ce que soient rajoutées les initiales de toutes les pratiques. Aucun ne suggère de se contenter des quatre lettres… Victoire ! En bas de l’écran, le temps défile et Lucie a eu la gentillesse de ne pas tout filmer et de ne conserver que les scènes les plus fortes. Heureusement, car Nabila a déjà les yeux vitreux.

Au bout de deux heures d’assemblée, les débats ont avancé : il est décidé de rajouter les lettres T, T, I, Q et Q pour respectivement les : Transexuel.le.s, Transgenres, Intersexes, Queer et Questioning. Deux heures de débats pour inclure les exceptions dans leur grand projet militant. Oh oui, Anteo exulte. Il faut deux heures supplémentaires pour rajouter les 2S – Two Spirited, la bispiritualité qui suppose l’existence d’hommes féminins et de femmes masculines – le A des asexuel.le.s et le P des Pansexuel.les. Là, Anteo décroche : il n’a toujours pas compris la notion de pansexualité. Nabila non plus, puisqu’elle dort, la tête sur les avant-bras.

C’est alors qu’au premier rang de l’amphithéâtre, une jeune fille prend la parole. Elle est blonde, très jolie. Anteo aime beaucoup la candeur de ses yeux bleus et son minois innocent. Lucie, la star de son casting.

— Mes ami.E.s, nous avons bien avancé aujourd’hui, dans le sens de nos valeurs les plus profondes, à savoir l’inclusion de tou.TE.s les militant.E.s sensibles à notre projet commun. Ce sigle LGBTTIQQ2SPA est un grand pas en avant. Mais ce n’est pas suffisant car il est éminemment discriminant. Je ne suis pas lesbienne. Je ne suis pas gay, ni bisexuelle, ni trans, ni rien de ce qu’inclut ce sigle. Par voie de conséquence, cette appellation m’exclut… Je vous propose donc d’y ajouter le A de Alliés pour y inclure tous ceux qui n’en sont pas mais qui sont favorables à la cause…

Anteo éclate de rire, ce qui réveille Nabila en sursaut.

— Elle est exceptionnelle ! Elle va réussir à inclure dans un sigle communautaire ceux qui n’appartiennent pas à la communauté…

C’est à ce moment-là que la porte s’ouvre sur ladite Lucie. Elle a les joues rosies, et ses longs cheveux blonds cascadent sur ses épaules. Elle porte son éternelle robe blanche de première communiante. Anteo met la vidéo en pause.

— Je vous prie de m’excuser, le trajet en vélo prend un peu de temps…

— Il n’y a aucun souci, tu peux t’asseoir, tu as ramené un matériel vidéo au-delà de toutes mes espérances…

Quelle ironie que ce soit un saint catholique qui ait donné à Anteo les clés pour réussir son grand projet. Saint Kévin a prophétisé la néo-Apocalypse quelques années plus tôt, et l’a décrite dans ses versets du Testament Moderne. Les mots obscurs de la prophétie lui reviennent en tête :

« Alors je vis que l’Agneau avait ouvert un des sceaux, et j’entendis l’un des quatre animaux qui disait d’une voix de tonnerre : Viens et vois.

Je regardai donc, et il parut un cheval noir, et celle qui était montée dessus portait un bikini noir sur sa peau bronzée.

Et j’entendis une voix qui venait du milieu des quatre animaux, et qui disait : il lui suffira de tenir des propos d’une infinie stupidité pour arriver à acquérir reconnaissance et notoriété.

Et lorsque l’Agneau eut ouvert le second sceau, j’entendis le second animal qui disait : Viens, et vois.

Et je regardai, et je vis paraître un cheval de couleur blême ; et celui qui le montait reçut le pouvoir d’inspirer une terreur monomaniaque aux hommes.

Et quand l’Agneau eut ouvert le troisième sceau, j’entendis le troisième animal, qui disait : Viens et vois.

Je regardai et je vis un cheval blanc, et celle qui était montée dessus portait une épée de justice, et on lui donna les réseaux sociaux, et elle partit en vainqueur, pour diffuser la bien-pensance incontestable.

Et quand l’Agneau eut ouvert le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième animal, qui disait : Viens, et vois.

Et il sortit un autre cheval qui était roux ; et celui qui le montait reçut le pouvoir de bannir la Tolérance de la terre, et de faire que les hommes se tuassent les uns les autres ; et on lui donna la lentille médiatique.

Aux quatre cavaliers, l’influence leur fut donnée sur la totalité de la terre, pour faire mourir les hommes par eux-mêmes, grâce au truchement de l’Intolérance qui naît de la bêtise, de la peur et de la bien-pensance.

—Testament moderne, néo-Apocalypse selon Saint Kévin »

Il a fallu du temps à Anteo pour appréhender le troisième cavalier au cheval blanc. Il regarde tour à tour ses quatre cavaliers. La première Apocalypse a échoué car elle reposait sur des facteurs exogènes à l’humanité : la maladie, la famine, la guerre.

Le progrès médical a mis sous contrôle la pestilence.

Le progrès agricole a grandement diminué les risques de famine.

L’émergence des Opinions Publiques a freiné les ardeurs guerrières sur Terre.

Saint Kévin a permis à Anteo de comprendre que pour mener à bien la néo-Apocalypse, il lui fallait travailler sur des facteurs endogènes à l’humanité, afin d’amener les Hommes à se détester les uns les autres et de les conduire à leur propre perte. Charge à Anteo ensuite de décompter les points.

Pendant des années, Franck, magnat des journaux et des chaînes de télévision, cavalier rouge de l’Intolérance, a médiatisé Nabila, cavalier noir de la Bêtise, et Arnaud, cavalier blême de la Peur.

Les Hommes sont devenus malléables et manipulables, ouverts plus que jamais à l’Intolérance, mais ce n’était pas suffisant. Il en fallait plus, pour que la haine conduise l’humanité à sa perte.

Le véritable tour de force d’Anteo, ça a été d’admettre enfin que pour accroître encore l’Intolérance, il suffisait de promouvoir la Tolérance… à l’extrême. Grâce à Lucie, le cavalier blanc de la bien-pensance moralisatrice et sûre d’elle-même, empreinte de bons sentiments et anti-discriminante, l’Antéchrist a ouvert sur Terre la porte des enfers, pavés de bonnes intentions. Le Mieux est le plus grand ennemi du Bien et avec l’aide de ses quatre cavaliers, Anteo a incarné le Mieux à la perfection.

La néo-Apocalypse est ouverte.

L’intolérance se nourrit de la bêtise et de la peur, mais aussi de la bien-pensance et du conformisme qui ne se remettent jamais en question.

FIN


Cette nouvelle fait partie du recueil Histoires de Tolérance : je ne peux que vous inviter à acheter cet ouvrage collectif, il y a de très bons textes et les bénéfices seront reversés à l’association HUGO!.

recueil histoires de tolérance yoan h padines association hugo!

Vous avez déjà acheté le recueil et apprécié cette nouvelle fantastique plutôt grinçante anti-prosélytisme pro-tolérance ? Vous voulez lire d’autres de mes écrits ? Mon quatrième roman, AAA, est sorti en juin en ebook et en broché !

roman AAA thriller anticipation yoan h padines

Leave a Comment

(0 commentaires)

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *