le cotre du temps nouvelle fantastique

Le Cotre du Temps – Nouvelle Fantastique

Mission 498

Le réveil affichait 8h59 en gros chiffres rouges et brillants. La lumière du jour dégoulinait des volets en bois sur une épaisse couette bleue dont s’élevaient des ronflements agaçants. Une minute s’écoula. Le jingle de France Info couvrit soudain les vrombissements du dormeur. Ce dernier bougea et dut se rendre à l’évidence : il était l’heure de se lever. En grognant, Eric repoussa la couette. Il serrait toujours dans ses bras le minuscule corps endormi de Gloria. Sa délicieuse petite fille. Il la contempla avec plaisir.

A cinq ans, elle était si belle, son visage d’enfant, détendu, respirait l’apaisement. Eric passa un doigt sur sa joue, claire, toute douce. Il chassa une mèche de cheveux et s’émerveilla une nouvelle fois de leur texture si soyeuse. Elle remua dans son sommeil et repoussa le bras de son père d’une petite main si parfaite. Eric savoura cet instant encore quelques minutes. Puis il la secoua doucement et lui souffla à l’oreille :

— Réveille-toi ma chérie, c’est l’heure de se lever…

***

Pré-mission

Je suis maigre. Maigre et plate. Voilà l’image que me renvoie ce miroir au coin ébréché : une grande fille de seize ans, osseuse, toute en jambes, sans poitrine, au visage émacié ravagé par l’acné et aux cheveux châtains saccagés par les pellicules. Ce n’est pas mon pire souci : je ne sais pas qui est cette fille. Je sais que c’est moi, c’est certain, mais je ne me souviens de rien. Qui suis-je ? Grande question.

Je ressens une douleur aiguë au ventre, j’ai envie de vomir. Au-delà même de mon identité perdue, j’ignore où je me trouve. Je me retourne et observe la pièce. Elle est minuscule. Le sol, les murs, le plafond, tout est en bois. Etrange. Une couchette repose à gauche de la porte, un bureau à droite, avec le miroir en surplomb, et un hublot en face. Je remarque un léger roulis et comprends soudain : je me tiens sur un bateau. C’est alors que la cabine s’ouvre sur un homme.

Un haut-le-cœur me plie en deux. Un souvenir me revient, un flash. Je revois ce petit livre de mythologie grecque, offert par une vague tante à mon entrée au collège. Charon me fascinait déjà et je relisais souvent la page qui lui était consacrée. En face, une gravure le représentait : trapu, barbu, les cheveux hirsutes, habillé de hardes. L’individu qui entre lui ressemble comme deux gouttes d’eau.

Je me redresse pour le dévisager. Aucun autre souvenir ne vient boucher les trous du gruyère qu’est ma mémoire. Il me rend mon regard, impassible. J’ose finalement demander :

— Qui êtes-vous ?

— Et toi, qui es-tu ? gronde-t-il en réponse.

Je reste un instant muette. Quelle question cruelle ! J’improvise un mensonge :

— Je m’appelle Emilie. Et vous ?

— Je n’ai pas vraiment de nom.

Je tremble à écouter cette voix de basse profonde.

— Vous devez bien avoir un nom ? rétorqué-je plus sèchement que je ne l’aurais souhaité.

— Mes noms sont comme mes vêtements : des nippes rongées par les nuisibles. Je laisse en général à mes invités le soin de choisir comment ils m’appelleront. Au demeurant, bienvenue à bord du Non.

— Le nom ? C’est une blague ?

— C’est le nom de mon voilier : le Non, N-O-N.

— Ah… J’avais pas compris.

— J’ai entendu.

L’homme – le Capitaine – se tait. Mes nausées restent toujours aussi tétanisantes. J’aimerais que cet inconnu m’explique ce que je fais là, où nous sommes, le pourquoi, le comment, le qui, le quoi. Je voudrais qu’il parle, tout simplement. Il n’y semble pas disposé.

— Où on est ?

— Sur les flots du Temps. Viens voir.

***

Mission 498

Gloria était éveillée depuis longtemps lorsque la radio s’est allumée. Malgré la chaleur dégagée par son père, malgré ses bras étouffants et ses ronflements, elle ne voulait pas l’abandonner là tout seul et faisait semblant de dormir, même quand il lui caressa la joue d’une main rugueuse. Il rapprocha son visage du sien. Elle pouvait sentir son souffle dans son cou, son haleine matinale chargée.

— Réveille-toi ma chérie, c’est l’heure de se lever…

Elle ouvrit les yeux et lui sourit. Son père rayonna. Elle l’aimait, son petit papa, surtout que depuis le décès de sa mère, il ne restait que lui.

D’une main baladeuse, il tâtonna à la recherche du bouton qui couperait net le débit platonique du journaliste. Puis il serra davantage Gloria dans ses bras pour un gros câlin matinal. La fillette avait l’impression de suffoquer, pressée contre la dureté de ce corps adulte. Néanmoins, elle ne voulait pas peiner son père et elle l’embrassa en retour avec tendresse, comme si de rien n’était.

***

Pré-mission

Je marche à la suite du Capitaine, hors de la cabine, à travers une coursive et jusque sur le pont. La vue y est tellement surréaliste que, l’espace d’un instant, j’en oublie nausées et brûlures d’estomac.

Je me trouve sur une embarcation de petite taille, effilée, pourvue d’un seul mât à l’ample voilure gonflée par un vent que je ne perçois pas. Là n’est pas le plus étrange : nous voguons sur un océan moiré, où chaque vague me donne l’impression de plonger mon regard dans une scène de vie de personnages dont j’ignore tout. Il me faut plusieurs minutes pour réaliser que leurs costumes trahissent des époques et des lieux différents.

Un rouleau met en avant une grande dame du Moyen-Âge, avec ses chaussures pointues, sans fin. Une autre vague révèle l’effervescence d’une fête amérindienne. Dans un creux apparaissent des temples asiatiques que rejoignent trois processions bariolées. Terrible. Inquiétant pour ma santé mentale, mais terrible. Le Capitaine m’observe attentivement avant de déclarer :

— Veux-tu m’accompagner ?

Je ne sais pas où, ni pourquoi, ni comment, je hoche juste la tête en signe d’acceptation.

Il se dirige alors vers la barre et oriente le bateau face aux vagues. Je suis secouée, obligée de m’accrocher à la lisse. L’écume scintillante me fouette le visage et des images décousues se succèdent. Je préfère fermer les yeux. Au bout d’un long moment, le Non cesse de se cabrer contre les flots. Quand je prends le risque de regarder ce qui m’entoure, j’en demeure interdite.

***

Mission 498

Eric se leva et fila aux toilettes. Lorsqu’il revint, soulagé, Gloria ne s’était toujours pas levée et restait blottie sous la couette. Il sourit. Qu’il aimait sa fille unique ! Depuis le décès de sa mère, il la chérissait de toute son âme. Il alla préparer un copieux petit déjeuner qu’il porta ensuite dans la chambre, sur un plateau afin de le déguster avec son adorable enfant.

— J’ai pas très faim… fit-elle en retour.

— Oh… Pourtant, je t’ai amené un délicieux chocolat chaud, des tartines grillées, beurrées et pleines de confiture d’abricots… Ca ne te fait pas plaisir ?

— Si si.

Gloria émergea de la couette et dédia un sourire à son papa. Ils mangèrent tous les deux, côte à côte, le père avec un appétit tout particulier.

Quand ils eurent fini, Eric proposa à sa fille d’aller prendre un bain. Elle ne refusa pas et il alla ouvrir le robinet. Le jet brûlant emplit rapidement la pièce d’eau d’une vapeur voluptueuse. Il se glissa dans l’eau avec délectation et appela Gloria. Celle-ci fit son apparition au bout d’à peine une minute et le rejoignit. Il l’enlaça et profita de cette proximité trop rare.

***

Mission 1

Le Capitaine me devance de trois pas. Je le suis sans vraiment savoir pourquoi. La curiosité, peut-être. Il porte un sac à dos rempli d’instruments étranges, ainsi qu’un pistolet sous ses guenilles. A moins que ce ne soit un revolver, je n’ai jamais su faire la différence. Le soleil couchant découpe son ombre dans cette « rue » de terre battue que nous foulons d’un bon pas. Des bâtisses en bois, miteuses, nous surplombent de part et d’autre. De temps en temps, je vois luire l’extrémité d’une cigarette sous un porche enténébré. Des rideaux s’agitent à notre passage. Mon guide paraît totalement indifférent à ce décor lugubre. Comme moi.

Plus rien ne m’étonne. Quand j’ai rouvert les yeux sur le Non, je l’ai découvert transformé en bateau à vapeur rutilant, aux cheminées soufflantes, ses deux roues à aube fouettant l’eau sans relâche. Je me trouvais alors sur le pont supérieur, face à un long débarcadère encombré de caisses et de dockers en sueur. Au loin s’élevait une ville minable sortie tout droit d’un mauvais western. Western… Ce mot, revenu tel une gifle, s’accompagne de l’image de cow-boys et d’indiens sur petit écran. Le cinéma, comme la télévision, ont ceci de positif : ils ne transmettent pas les odeurs. Une vraie bénédiction, car ici, ça pue la marée, le chien mouillé et les égouts. Un délice.

Je reporte mon attention sur l’étrange Capitaine. Il marche vite, l’animal. Soudain, il s’immobilise et je manque de peu le percuter. Il tourne vers la droite et s’engouffre à vive allure dans une ruelle que le soleil déclinant a abandonné à l’obscurité. Moi, je n’y vois rien et je suis plus prudente. J’entends des voix, des hommes, une demi-douzaine au jugé. Une fois mes pupilles dilatées, je découvre en effet cinq individus qui font face au Capitaine, armés de gourdins et de barres métalliques. Je reste impassible.

Je constate alors la présence d’un jeune homme qui tremble de peur, caché derrière lui. Ce dernier sort son arme à feu et la pointe sur les cinq acolytes. Il n’a pas besoin de parler, ce geste est universellement reconnu : si tu bouges, t’es mort. Pourtant, l’un des hommes doit être particulièrement mauvais en langues. Ou idiot. Peut-être les deux. Toujours est-il qu’il fait un pas. La détonation résonne, suivie d’un cri. Le Capitaine a visé le pied. Sympa, le bonhomme. Les gars jurent dans un baragouin que je ne comprends pas, mais au moins, ils ne bougent plus.

Mon guide repart à reculons, tout en assurant la sécurité du jeune homme. Je les suis sur le chemin qui nous ramène au fleuve. Cette expédition est si irréaliste. Arrivés sur l’embarcadère du Non, Capitaine fait signe à son protégé de déguerpir. Ce dernier n’attendait que ça. Nous remontons à bord du bateau sans échanger le moindre mot. Mon hôte remet la machinerie en marche et le Non quitte cette rive étonnante. Je suis décidée à garder les yeux ouverts.

L’embarcation prend de la vitesse sur le fleuve paisible, plus que ne devrait le permettre sa mécanique rudimentaire. J’essaie de ne pas cligner des yeux. Le vent les fouette et me les brûle. Malgré moi, je les ferme une fraction de seconde. Quand je les rouvre, nous sommes de nouveau rendus sur ces flots moirés que Capitaine a appelés Temps. Le Non a retrouvé sa forme de voilier effilé. Un flash, un souvenir. Ce bateau est un cotre.

Son seul membre d’équipage se rapproche de moi et m’adresse ses premiers mots depuis notre retour :

— Nous l’avons sauvé.

— Sauvé qui ?

— Ce garçon, dans la ruelle. Tiens, lis ça.

L’homme me tend une liasse de feuilles. La page de garde indique « Lettre de mission » en caractères argentés. Intriguée, je lis le début. En diagonale, car il n’y a rien de passionnant. C’est une sorte de biographie d’un post-adolescent mou et froussard. Je pousse plus loin ma lecture. Avec stupeur, je découvre la description de la ville que nous avons traversée. Sa rue principale, glauque à souhait ; cette ruelle sombre ; les cinq malfrats. Puis l’agression de ce garçon en vue de le délester de trois sous. Toutefois, les scélérats ne se seraient pas arrêtés là : après quatre heures de torture – relatées avec une précision chirurgicale qui me laisse pantelante – ils l’auraient achevé d’une dizaine de coups à l’aide une barre de fer sur les parties génitales.

Si nous n’étions pas intervenus, le jeune homme serait mort dans des conditions monstrueuses. Je lève des yeux écarquillés vers Capitaine. Il hoche la tête et confirme ma déduction. Je comprends à cet instant à quoi sert le Non.

Il sauve des vies.

***

Mission 498

Gloria se laissa savonner par son père avant qu’il n’en fasse autant pour lui-même. Puis il les rinça tous les deux avec la pomme de douche, bien partout, et alla chercher les serviettes. Il enveloppa la petite fille, tremblante, et la porta dans le séjour, sur le canapé en tissu gris, déchiré sur les bords. Gloria n’était pas d’humeur à rire, même quand Eric la chatouilla. Elle se sentait malade, son ventre se tordait, son corps brûlait. Elle prit pourtant sur elle et décocha un sourire satisfait à son père qui, content, alluma le téléviseur et lança le Roi Lion. Le dessin animé préféré de la petite fille qui savait déjà qu’elle n’y prendrait aucun plaisir, cette fois.

***

Mission 2

Je regarde par le hublot de ma cabine les flots miroitants sur lesquels nous naviguons. Capitaine m’a expliqué que nous voguions au gré des missions. Quand je l’ai interrogé sur le commanditaire, il a simplement haussé les épaules. Plus rien ne m’étonne, par contre, ma curiosité est aiguisée. Mon ventre est en proie à une agitation spasmodique, mais ce n’est pas la faim qui en est la cause. Je n’éprouve aucune envie de nourriture. Encore un phénomène inexpliqué.

Cette contemplation de fragments de vie, hors du temps, me donne l’impression d’être une voyeuse perverse. Mais c’est fascinant. Quand on frappe à ma porte, j’ai du mal à quitter ce spectacle des yeux.

— Entrez.

Capitaine apparaît par l’entrebâillement.

— Une nouvelle mission vient de tomber. Ca t’intéresse ?

Je me redresse, avide, tandis que le vieil homme se détourne déjà. Je le suis sur le pont. A la proue, par terre, une liasse protégée dans du papier bulle nous attend.

— Tu peux l’ouvrir.

Je ne fais pas répéter : à l’aide de mes ongles – je remarque alors à quel point ils sont ébréchés – je déchire cette enveloppe protectrice en prenant un plaisir idiot à crever les petites bulles. De nouveau apparaissent les mots « Lettre de mission ». Je découvre la biographie d’une femme accusée d’adultère par un paysan qui souhaite simplement la répudier. Une histoire qui se déroule en Asie à une époque lointaine. L’indignation me submerge : mariée de force, elle n’a subi que violence et humiliations. Au final, décidé à s’en débarrasser pour la remplacer par une enfant, son mari lui invente un amant afin de pouvoir la livrer au bourreau. Elle sera torturée, jetée en pâture aux célibataires du village, avant d’être noyée dans la rivière.

Je tends les papiers à Capitaine qui les lit avec nonchalance. A croire qu’il a tout vu, que plus rien ne peut lui arracher d’émotion. Subitement, j’ai envie de le frapper. Je me contiens à grand mal.

— Nous allons sauver cette jeune femme ensemble, déclare-t-il d’un ton monocorde.

L’homme s’éloigne vers la barre et braque le bateau contre les vagues. Il ne s’aide d’aucun instrument pour naviguer. C’est déroutant. Je m’accroche à la lisse, face à cet océan miroitant. Je lutte afin de conserver les yeux ouverts. En vain. Des embruns au goût de larmes me fouettent et je suis obligée de détourner le regard. L’instant d’après, nous nous trouvons sur une rivière aux airs de marécage. Le Non est devenu jonque.

Nous longeons un village qui respire la désespérance, un double alignement de huttes décrépites autour d’un espace central en terre battue. L’odeur de vase et d’excréments me prend à la gorge.

Capitaine rapproche le Non de la rive et l’amarre du mieux qu’il peut. Nous en descendons avec précaution, surtout mon guide, chargé comme une mule. Deux vieillards nous observent en affichant un air de crainte. Ils ont la peau mate, les yeux bridés. Hormis eux, la place est déserte. Capitaine se dirige à grandes enjambées vers les rizières, au-delà. Hommes, femmes et enfants y sont courbés, leurs corps prématurément vieillis par l’effort. Tous se redressent et je reconnais le mari sur la gauche.

Il se tient bien droit en nous regardant approcher, suspicieux. Je le connais à peine, mais ce que je peux le détester ! Si j’avais le pistolet à portée, je dégainerais et tirerais sans réfléchir. Mon guide a l’air d’avoir une autre idée en tête. Il fouille dans son sac, en retire un objet que je n’ai pas le temps d’identifier. Puis il se fend d’un large sourire, auquel répond maladroitement et avec une demie seconde de retard le paysan. Capitaine lui ouvre les bras et ils s’étreignent comme de vieux amis. Je n’y comprends plus rien. J’ai l’envie furieuse de tuer les deux hommes.

Toutefois, le visage de mon guide retrouve soudain sa gravité coutumière. Il fait volte-face et repart vers le bateau en me laissant sur place, aussi éberluée que les villageois, curieux, amassés autour de nous. Je cours à sa suite. De retour sur le Non, j’explose :

— Ca rime à quoi ?

Sans répondre, Capitaine ouvre sa main et dévoile une aiguille où brille encore une goutte de sang.

— Une substance chimique attaque déjà ses glandes génitales. Cet homme se verra privé de sa virilité sous quelques jours et de honte, il laissera sa femme tranquille.

Ce sera sa seule explication. J’en reste abasourdie. Trop de comment et de pourquoi abondent sur mes lèvres que, du coup, je garde closes. C’est le début de mon apprentissage.

***

Mission 498

Eric rangeait un peu l’appartement tandis que Gloria, lascive, regardait son film, avachie dans le canapé. Il n’avait pas le cœur à l’ouvrage mais leur lieu de vie en avait vraiment besoin. Il se dépêcha de faire le minimum. Il raffolait des week-ends de farniente complet et il goûtait particulièrement les moments de complicité avec sa petite fille, qu’il préférait largement aux tâches ménagères.

Le film n’était pas terminé quand il la rejoignit. Simba convolait alors avec Nala sur fond de musique romantique. Le père s’installa en bout de canapé tandis que la petite posait sa tête sur ses genoux. Il entreprit de lui caresser les cheveux. Le film se poursuivait.

***

Mission 241

Je déteste l’antiquité romaine. De mes rares souvenirs scolaires, j’en gardais l’image d’une période glorieuse, d’une civilisation raffinée. La réalité est bien différente. Nombre de mes missions se déroulent dans ce cadre. Une période de profonde injustice.

Ma formation auprès de Capitaine a duré longtemps. Il est avare d’explications mais ses gestes dénotent toujours une motivation évidente. Il suffit de l’observer pour comprendre. Nous en avons sauvé du monde, tantôt en usant de la raison, tantôt en usant de la force. Parfois en donnant la mort. Notre action est expéditive et efficace. Pendant tout ce temps, je me suis passée de nourriture et de sommeil, comme si mon corps n’était plus qu’une enveloppe vide. D’une certaine façon, ce n’est pas un mal. Je ressens même moins souvent ces douleurs abdominales qui me gâchaient la vie.

Aujourd’hui, j’attaque ma première mission seule. Ce n’est pas un cadeau. Le Non, transformé pour l’occasion en trirème romaine, s’est ancré dans un port de commerce florissant. Je dois y retrouver un jeune esclave. Son propriétaire, puissant et sadique, a prévu d’en faire le mets de choix d’une orgie fomentée avec les sycophantes qui se prosternent à ses pieds. Ce garçon va subir trois jours de viols, de sévices et même d’expériences délirantes. Avec le temps, j’ai appris à me contenir, à prendre du recul. Pour autant, cette fois, cela m’est difficile.

Je me regarde dans le miroir de ma cabine. Je n’ai pas changé, je reste aussi laide. Il n’y a pas de raison. Je vérifie mon paquetage : poison, armes blanches, revolver et autres gadgets souvent mortels. J’expire un grand coup. Je me sens prête, ce qui n’empêche pas le trac.

Lorsque je quitte la galère, je remarque l’insistance des regards qui se posent sur moi. J’ai appris à les ignorer. Habillée comme je suis, il est vrai que je ne fais pas très couleur locale. Je me dirige vers la villa où réside le garçon que je dois sauver. C’est un ensemble de bâtisses magnifiques, ce qui ne fait qu’enflammer ma colère : je sais ce qui se passe derrière ces murs. Je ne devrais pas me laisser emporter par mes sentiments. Néanmoins, je décide, non pas de libérer le jeune esclave, mais de tuer son maître, tout simplement. Ce porc le mérite.

Les abords sont surveillés par des miliciens nonchalants. Je fouille dans mon sac à la recherche d’une grenade à gaz anesthésiant. D’un geste précis, je l’envoie entre deux gardes situés près d’une porte de service. J’égrène mentalement les secondes. A vingt-trois, ils sont à terre. Je m’introduis alors dans la demeure au luxe tapageur. Dorures, mosaïques, sculptures, tout ce que je vois respire la puissance financière. Ce n’est pas un crime en soi. Mais quand j’observe les détails… Mon sang s’enflamme.

Sur les poteries, des scènes d’orgies montrent explicitement des hommes faits et de jeunes enfants. Les sculptures mettent les éphèbes en valeur, les mosaïques sont une ode à la sexualité débridée où interviennent même des animaux. Je grince des dents, ma résolution s’affermit. Je remonte les luxueux corridors. Quelques esclaves me regardent bouche bée. Personne ne m’arrête. En ce début d’après-midi, les citoyens font la sieste. Il me suffit de suivre les signes extérieurs de richesse les plus ostentatoires pour dénicher enfin la chambre du propriétaire.

Des gémissements, parfois des cris, émanent de derrière un paravent. Mon ventre se tord. Mes mains se crispent. Une douleur aiguë me traverse le crâne, un vrai poignard qui me fouaille la cervelle. Je m’empare d’une aiguille enduite d’un poison d’une efficacité redoutable. J’entre dans la chambre sur la pointe des pieds.

Mon regard croise celui d’un jeune garçon. Ses yeux vitreux ne témoignent aucune émotion, aucune surprise. Je ne suis pas certaine qu’il soit toujours en vie, malgré ses cris qui résonnent encore dans mes oreilles. Pourquoi le Non ne l’a-t-il pas sauvé, celui-là ? Peut-être que ce sera lors d’une prochaine mission : tant de gens restent à aider…

Sans bruit, je m’approche de l’infâme patricien qui ahane ridiculement au rythme de ses coups de reins, sans même me remarquer. J’hésite. D’autres armes à ma disposition lui garantiraient une mort plus lente, plus douloureuse. Je me mordille la lèvre. Le petit corps tressaute sous les assauts. Je ne suis pas là pour punir, ni pour venger. Je suis là pour aider. C’est le credo de Capitaine. Je pique la cuisse épaisse comme un jambon et couverte de poils. L’homme, tout à son affaire, ne réagit même pas.

Je repars, perdue dans un brouillard flou. L’opération a duré à peine cinq minutes, un temps assez court pour ne pas déclencher d’agitation. Je ressors par la première porte venue, indifférente à la surprise des miliciens. Ils ont l’habitude de protéger l’accès, pas d’interdire les sorties. Je retourne au Non, le cœur lourd. Je rembarque et me réfugie dans ma cabine où je me jette sur la couchette. J’éclate en sanglots.

Les heures anesthésient cette douleur psychique. La mission a pourtant réveillé des souffrances physiques auxquelles je ne pensais plus. Capitaine vient enfin me voir et me pose une simple question :

— Es-tu certaine que c’était la meilleure solution ? Ou as-tu agi animée par la vengeance et la justice ?

Il repart sans attendre de réponse et me laisse plus seule que jamais. Le cotre reprend sa route, je sens qu’il tangue au gré des vagues du Temps. D’autres missions sont à venir, je dois m’endurcir. C’est difficile.

***

Mission 498

L’heure de se coucher approchait… Gloria frissonnait. Ils avaient mangé tous les deux, devant la télévision. Son père aimait à regarder les informations régionales qui ne passionnaient pas la fillette. Elle n’avait pas faim, son ventre la torturait. Sa gorge aussi. Elle observa Eric débarrasser la table. Quand il lui enjoignit d’aller au lit, elle eut l’impression de geler sur place, de perdre toutes sensations. Gloria se leva et, comme une somnambule, se dirigea directement dans la chambre de son père.

Celui-ci la rejoignit rapidement. Il l’enlaça. Elle lui rendit mécaniquement son étreinte, ses baisers. Elle voulait à tout prix faire plaisir à son papa. Malgré l’étouffement, la brûlure. La honte.

***

Mission 498

J’ai envie de hurler. J’observe pourtant cette scène en silence. Le père traite sa fille comme la première prostituée venue. Il ne lui épargne rien. Toutefois, je ne bouge pas. Je ne sais pas quoi faire.

Je me souviens.

J’en ai accomplies des missions, la plupart toute seule. Le Non est devenu hors-bord, trois-mâts, drakkar, chalut, yole, … Mon cœur s’est endurci au fil du temps. Quand cette énième lettre m’est parvenue, j’ai cru que ce n’était que la prochaine d’une longue succession. Mais la biographie m’a arraché des frissons sans que je puisse l’expliquer. J’ai pris peur. Si Capitaine s’est douté de quelque chose, il n’a rien laissé paraître. J’ai moi aussi gardé le silence. Comme je le regrette… Gloria, ce prénom si familier. Pour cause.

Je suis arrivée dans cet immeuble parisien après avoir quitté la péniche qu’était devenu le Non. J’empruntais des rues qui chassaient la poussière accumulée sur mes souvenirs : un jus d’orange pris sur la terrasse de tel café, le porche de l’école primaire toujours si impressionnant, une impasse puante où se promenaient les chiens du quartier, … Mon malaise augmentait. Quand je me suis trouvée devant la porte d’entrée de l’immeuble, j’ai composé les quatre chiffres du digicode sans hésitation tant ils étaient gravés dans ma mémoire. J’ai grimpé les deux étages via l’escalier en colimaçon à la rambarde cirée de frais. C’était le matin de bonne heure. Le courage m’a alors quitté.

Je me suis effondrée sur le palier. Il fallait que je sache… mais j’avais peur de la vérité. J’ai fouillé dans mon sac, la vision brouillée. J’ai sorti un passe-partout et j’ai ouvert la porte. Je connaissais les lieux. Sur la pointe des pieds, je me suis approchée de la chambre à coucher. La radio s’est soudain allumée sur le jingle de France Info.

J’ai passé la journée à les espionner. Autant dire que ma mission est un échec. Il l’a prise dans son lit. Il l’a prise dans son bain. Il l’a prise sur le canapé, devant le Roi Lion. Mon père.

Même après tout ce temps, je n’arrive pas encore à le détester, ce qui n’est pas le cas de mon corps : mon ventre se tord, mon crâne me donne l’impression de vouloir exploser. J’ai l’envie furieuse de fumer un joint. Ma vulve me brûle. Je regarde avec une fascination morbide cet homme qui me viole, me déchire. Je sais qu’il détruit ma vie. C’était la conclusion de la lettre de mission. Comment ai-je pu l’ignorer ? Or, désormais, c’est foutu pour Gloria. Pour moi.

Un sursaut de colère me submerge. D’un coup, je veux faire souffrir cette ordure. Me libérer de la honte, de la culpabilité. Je sors mon revolver et m’avance dans la chambre.

Gloria encaisse, grimace, gémit, tient bon. Malgré cela, j’embrasse mon père en retour. Ca l’excite, le salaud. Je lève mon arme.

Il ne m’a pas encore vue. Il va jouir. Je vise la petite. Moi-même.

Il a gâché ma vie, je vais gâcher la sienne.

Soudain, Capitaine est auprès de moi. Son regard d’une gravité insoutenable rend toute parole inutile. Je ne suis pas là pour punir, ni pour venger. Je suis là pour aider. Je sors de l’appartement avec l’envie de hurler.

Je frappe chez le voisin et lui demande de l’aide. Le petit grand-père nous laisse entrer et nous observe, mon guide et moi, avec une curiosité incertaine tandis qu’il me conduit à son téléphone. Je compose le 119. Une femme répond et je lui raconte ma vie. Je m’ouvre enfin aux autres et mes larmes s’écoulent sur le combiné, suivies de onze années de douleurs, de brûlures, de tourments. A côté du voisin, blême, Capitaine sourit avant de devenir vaporeux et de s’évanouir dans le néant.


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