La voie du chant – nouvelle Fantastique
« Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché
Et d’Horreur font l’âme de l’intrigue ! »
Edgar Poe
Le sol tremble au rythme maladif des crissements stridents et des ondes de choc d’un air moite, empli de ce vacarme tonitruant et d’odeurs infernales. Les vibrations se propagent aux jambes des passagers et accroissent leur inconfort. Je m’agrippe à une barre en inox, pressé de toutes parts par une foule aussi épaisse que nauséabonde. La rame ralentit, le freinage me vrille les oreilles. Un voisin trébuche et me bouscule. Je lorgne les strapontins, inaccessibles en cette heure d’affluence. Le métro s’arrête, les portes s’ouvrent. Je sens un filet d’air chaud qui caresse mon visage dégoulinant. Pour une personne qui descend, trois remontent. Je serre les dents. Bientôt la liberté…
Stridulation lancinante qui précède la fermeture des portes. Puis le métro repart, accélère. Les sifflements deviennent douloureux, amplifiés dans cette caisse de résonance. Les vitres, baissées, n’apportent pas un souffle d’air, seulement davantage de bruit. Les odeurs de sueur et de cigarette m’assaillent. Je me sens oppressé. Au dehors défilent les lumières ténues des tunnels obscurs, puis un maelstrom orangé qui annonce ma station. Ma délivrance. La rame ralentit. Je dois jouer des coudes pour me frayer un chemin jusqu’au loquet de la porte que je soulève avec fébrilité. Je peux enfin respirer le bon air pur d’une station désertée, où triomphent les notes insistantes du détergent écoeurant de la RATP. Je n’en suis pas moins soulagé.
La journée se termine. Bonheur. Je m’engage dans les escalators grinçants et grimpe les marches mouvantes deux à deux. Les couloirs sont déserts. Je presse le pas. Des affiches pour des pièces de théâtre ou des grands magasins tapissent des murs lézardés sur lesquels je ne m’attarde plus. Une créature sauvage tambourine à l’intérieur de mon crâne au point que j’en ai presque la tête qui tourne. Je n’ai qu’un objectif : retrouver la quiétude de mon appartement et m’enfiler deux ibuprofènes. J’arrive aux tourniquets sans croiser âme qui vive. Soudain, un chant cristallin attire mon attention.
Je me retourne, étonné. Je reconnais une femme à la voix d’alto, et pourtant, la mélodie me semble lointaine, hors de portée. Je tends l’oreille. Je sens qu’avec un peu de temps, je pourrais retenir cet air enjoué.
Brusquement, des cris retentissent dans mon dos. Je me retourne vivement pour découvrir trois jeunes en survêtement qui sautent par-dessus les tourniquets et passent devant moi avec un regard suffisant. Leurs rires idiots couvrent le chant et mon antre n’est plus qu’à cinq minutes. Je sors. Les rues de Paris bourdonnent. L’éclat du soleil étincelant sur les carrosseries accroît mon mal de crâne. La pollution, elle, je ne la ressens plus que comme un léger picotement au niveau des yeux et de la gorge. Je remonte cette rivière puante et bruyante, jusqu’à la porte de mon immeuble. Un tour à la boîte aux lettres pour n’en ressortir qu’une facture EDF et un bon centimètre de publicité. J’ai de la chance. Hier, c’était le téléphone, les charges et un bon kilo de prospectus. Je grimpe les cinq étages de l’escalier en colimaçon qui monte jusqu’à ma chambre de bonne, où j’arrive encore plus trempé.
L’appartement, sous les toits, restitue la chaleur estivale. J’entre dans une fournaise. Je n’hésite pas : je me déshabille entièrement, avale deux comprimés pour lutter contre la douleur qui m’enserre la tête, puis file dans le cagibi qui me sert de salle de bain. J’ouvre à fond le robinet d’eau froide de ma minuscule baignoire – plus facile à caser sous les toits – et m’y glisse avec délectation. Les poils de mes avant-bras se hérissent mais j’ai enfin la sensation que cette infâme journée se termine, même si une nuit solitaire verra l’avènement d’une nouvelle journée tout aussi infâme. Dès que l’eau atteint le bord, je coupe le robinet et m’étends doucement pour ne pas éclabousser partout. J’essaie de me délasser en me vidant la tête, mais la vacuité de ma vie actuelle, bizarrement, ne me le permet pas. Toutefois, je m’endors.
Il fait noir. Le chant gai d’une femme pénètre ma conscience. Il me semble familier, et pourtant, j’ai l’impression qu’il reste insaisissable. C’est une mélodie envolée, presque sensuelle, au rythme légèrement haché. Je songe à la station de métro et à ses affiches. L’obscurité se dissipe doucement tandis que la puissance de cette voix féminine s’intensifie. Une lumière vacillante projette sur les murs des taches orange et jaunes qui lèchent les ténèbres et les engloutissent. J’essaie de me redresser. Sans succès. Un poids glacial m’enserre la poitrine et les jambes. Je tourne la tête. Les tapisseries se gondolent. Un vent brûlant souffle sur mon visage. La voix féminine semble déformée, issue d’une radio qui crachote. Qui crépite. Comme les flammes qui commencent à lécher les murs.
D’un seul coup, tout s’embrase.
Je veux hurler. Je veux bouger. J’en suis incapable. Je ne peux que sentir ma peau se tendre avant d’éclater comme celle d’un poulet rôti. Je secoue la tête de droite et de gauche. Aucun son ne s’échappe.
Soudain, le téléphone sonne. Je pousse un unique cri en me redressant brutalement. L’eau gicle partout. Mes mains tremblent et j’ai le souffle court. Nouvelle sonnerie du téléphone. Les battements désordonnés de mon cœur secouent ma poitrine sans vouloir se calmer. Mes yeux se posent sur les tapisseries, aussi moches et couvertes de salpêtre que je les ai toujours connues. La musique synthétique, désagréable, s’élève de nouveau. Je sors de l’eau en hâte et éclabousse partout. Je cours vers le salon, distant d’au moins trois bons pas, en laissant de grandes auréoles humides sur la moquette marron. D’une main dégoulinante, j’attrape mon portable et décroche.
— Allo, Ronan ?
Je n’ai pas eu le temps de regarder le numéro, mais cette voix de femme m’est déjà familière.
— Bonjour Sandrine, tu vas bien ?
Je souris au téléphone comme jamais je n’en serais capable en réalité.
— Oui, et toi ?
Tout va super. Boulot de merde, métro de merde, appart de merde, et pour couronner le tout, un cauchemar de merde qui a fait grimper mon taux d’adrénaline au point de surpasser l’émoi que me procure cet appel.
— Tout baigne. Je viens de rentrer du boulot et me prenais un bain…
— Ah, excuse, je te dérange ?
Quel con. Je suis célibataire depuis quatre ans, et quand j’ai une minette sous la main, je ne suis même pas foutu de converser intelligemment avec. En plus, sans m’en rendre compte, je fais des blagues désespérantes de platitude. C’est navrant.
— Bien sûr que non, Sandrine…
Quand je raccroche, je me sens pousser des ailes. Oublié ce début de semaine pathétique, oublié ce cauchemar stupide. Sandrine a réussi à se libérer ce week-end et m’a donné rendez-vous aux Halles pour aller au cinéma. Mon dernier rencart date de deux ans. Merci meetic. Je me rhabille avant d’éponger mon dégât des eaux. Je m’apprête à descendre manger au Mc Do du coin, mais me ravise. Il n’est jamais trop tard pour les bonnes résolutions. J’allume la télé et mate une émission stupide en avalant une salade verte en sachet. Puis je démarre l’ordinateur et me connecte sur meetic avec un nouveau pseudo. Après tout, autant ne pas placer tous ses œufs dans un même panier.
***
Le réveil du lendemain est difficile. Le buzzer hurle à mes oreilles et pourtant, j’ai du mal à émerger d’un sommeil agité. Mes draps sont trempés et je dégouline déjà de sueur. Bien entendu, je suis en retard et dois me contenter d’un déjeuner sur le pouce. Nouveau calvaire du métro. Puis la journée au bureau se déroule comme d’habitude : urgences de tous les côtés, engueulades de chefs névrosés ou de clients mal lunés, stress des dossiers de dernière minute mal bouclés. Nous sommes jeudi, le week-end me paraît encore si loin… C’est énervé que je reprends le métro le soir, tard. Seul avantage de la situation : les voitures sont bien moins bondées, les odeurs moins agressives. Par contre, le bruit incessant reste tout aussi irritant.
Je descends à mon arrêt, désert encore une fois. Je longe les couloirs d’un pas vif. Je songe à la soirée de samedi, à ma rencontre avec Sandrine. Je m’imagine déjà un coup de foudre réciproque et, sous la couette, une nuit torride – sans aucun rapport avec les températures caniculaires de saison. La musique qui effleure mes oreilles chasse soudain toutes ces pensées agréables.
C’est un chant de femme. Une mélodie joyeuse aux accents presque sexuels qui font échos à mon imagination lubrique. Je frissonne malgré la chaleur. Je réalise que je me suis pétrifié. Mon cauchemar, dans la salle de bain, se rappelle à moi. Mon cœur s’emballe. J’ai la gorge sèche. Au bout du couloir, une ombre s’avance sous les néons blafards.
Le chant monte crescendo.
Je suis comme hypnotisé. Je reste sur place. Pourtant, mon corps tremble. Mes cheveux se hérissent. D’ici quelques secondes, je vais uriner sur moi. Je ne pourrais plus contrôler ma vessie. Je souhaite être ailleurs. Mais je ne bouge pas. L’ombre s’approche, silhouette incertaine. La voix prend de l’ampleur. Bientôt, je le sais, je pourrais mémoriser la mélodie. C’est cette idée qui me terrifie le plus. La forme vague est assurément celle d’une femme. Je songe à ces statues antiques, aussi belles que fières… L’image des muses gracieuses qui peuplent les livres de mythologie grecque me vient aussi à l’esprit. L’inconnue chante sans cesser de réduire la distance qui nous sépare. Je ferme les yeux. Un enfant qui a peur du noir.
Le chant se grave dans ma mémoire avant de disparaître brusquement. Je rouvre les yeux. Le couloir est de nouveau désert. Le sang quitte mes joues, mes jambes flageolent de soulagement. Je pose ma main droite contre la faïence fraîche du mur pour me tenir, le temps de récupérer mes esprits. Déjà, comme un mauvais rêve, la sensation de danger, d’épouvante, s’étiole. Néanmoins, je me mets à courir comme un dératé. Je croise trois personnes près de la sortie. Je ne les regarde même pas. Dans ma hâte, je me cogne douloureusement la cuisse contre un tourniquet.
Quand j’arrive chez moi, j’ai la gorge en feu. Mes poumons me paraissent emplis de vase acide. J’ai à peine la force de me déshabiller et de me jeter, nu, sur le lit. Je sens poindre les courbatures dans mes jambes. J’ai beau me répéter que je suis un imbécile facilement impressionnable, je ne peux me défaire de cette angoisse qui me tétanise. Je compte les battements de mon cœur, d’abord affolés, puis plus posés. À mille, je me relève. Les derniers vestiges de ma frayeur s’envolent. Je me permets un sourire. Une rapide douche froide achève de me calmer.
Je me rhabille, short et t-shirt légers, pour aller dîner au Mc Do d’à côté. Ce soir, j’ai besoin de gras afin de me requinquer. Je rentre toutefois avant la nuit tombée. Déjà, les ombres qui se découpent sous le porche de mon immeuble suffisent à raviver mon angoisse. Je remonte dans mon appartement et me couche en regardant la télé. Je n’ai pas spécialement sommeil et attends la deuxième partie de la nuit pour décharger ma frustration.
Au matin, je fais comme si j’avais oublié. Je prends le temps de petit-déjeuner copieusement : chocolat chaud, tartines dégoulinantes de beurre et de confiture. Je serais en retard ce matin. Tant pis. Tout guilleret, je file à la douche. Le week-end est pour ce soir. Deux jours loin de tous les cons du boulot. Tout en me savonnant, je chantonne. Soudain, ma main se pétrifie. Je me tais. Avec horreur, je reconnais l’air que je sifflote. Le chant du métro. J’ai l’impression qu’il flotte encore dans l’air moite. Toute mignonne qu’elle soit, cette chanson m’apparaît malsaine. Je m’affaisse dans le fond de la baignoire, pris de tremblements irrépressibles. Il me faut bien dix minutes pour me reprendre.
Après cela, je n’ai d’autre choix que courir. Je peux me permettre un léger retard supplémentaire, mais là, je risque le chômage. Cette idée ne fait qu’accroître mon anxiété. Dès que j’arrive, bien sûr, mon chef me tombe dessus, et mes excuses décousues et marmonnées ne suffisent pas à refroidir son élan tempétueux. Je me mets au travail le ventre noué. Toutes les trois minutes, mes yeux se posent sur la cruelle horloge, posée sur mon bureau. J’ai l’impression qu’elle est déréglée tellement les minutes passent doucement. Je décide de ne pas faire d’heures supplémentaires, ce soir, n’en déplaise à mon chef. Mais à 17h, celui-ci a déjà quitté la boîte et je l’imite.
Un orage a éclaté dans la journée et a assaini la chaleur étouffante qui écrasait la capitale. Je décide de descendre une station avant – plus fréquentée – et de finir à pied. Le métro m’est moins pénible que les autres soirs. Comme tous les vendredis. Je sors pour trouver des rues animées qui me sont sympathiques en cette veille de week-end et de rencart. Je suis le trajet souterrain du métro et ressens, par moments, les vibrations du passage d’une rame. Il fait de nouveau beau, les oiseaux chantent, un couple d’étudiants me précède en se bécotant. Je suis heureux en cet instant.
Je remonte chez moi et ouvre les fenêtres en grand. L’orage a aussi emporté une partie de la pollution et j’inspire à fond. Puis je vais me faire couler un bain froid dans lequel je traîne plus d’une heure à lire des Boule et Bill. En sortant de l’eau, je téléphone à la pizzeria du quartier afin qu’ils me livrent une regina pour 21h. Dans quelques heures, je vais faire la vraie connaissance de Sandrine et j’anticipe ce plaisir. Je me pose sur le lit, la télé allumée, comme à mon habitude.
Je me réveille en sursaut. Il fait noir. Un soupçon de panique m’envahit. J’entends tambouriner. Déboussolé, je me redresse et une lumière fuse. Quelqu’un se met à rire. Je réalise soudain que ce n’est que la télévision. Je retrouve la télécommande sur laquelle j’ai appuyé par inadvertance et éteint le poste. A la porte, une personne cogne de plus en plus fort. Je me souviens tout à coup de la pizza.
— Oui oui !
J’entends une voix étouffée et râleuse :
— C’est pas trop tôt.
Je passe une serviette autour de ma taille et ouvre au livreur. Je prends ma regina et lui laisse la monnaie, tellement secoué par la frayeur qu’il m’a mise. Il repart avec un immense sourire. Je n’avais qu’un billet de vingt euros.
La pizza est pratiquement froide et je regrette mes sous. À la télé, rien ne m’intéresse et pourtant je la regarde pendant une bonne partie de la nuit. La fraîcheur s’introduit dans mon appartement et me laisse espérer un sommeil réparateur. C’est d’ailleurs la chaleur qui me réveille le lendemain à midi. J’ai rencart avec Sandrine à quinze heures au Cinécité des Halles. Je m’enfile un bon petit-déjeuner en écoutant distraitement le JT. Puis, je me choisis des vêtements corrects pour un rendez-vous galant. Pantalon de toile léger, une chemisette impeccablement repassée. Je suis impatient de la rencontrer en chair et en os.
Je passe du temps sous la douche, histoire de calmer mes ardeurs. Je sifflote. Je connais un intense sentiment d’exaltation qui gonfle ma poitrine au risque de la faire exploser. J’ai hâte. Après la douche, je me rase consciencieusement, face au petit miroir suspendu au mur. De la musique perce derrière mes sifflotements et je me tais pour écouter. Le son est faible. Je jette un coup d’œil à la lucarne qui donne sur la cour intérieure et n’y distingue rien. Je retourne alors face à mon miroir. J’y découvre un visage en lambeau. Un œil pend de son orbite, auréolée de taches brunes. Le nez est arraché et laisse voir du cartilage sanguinolent. L’os du menton, jaunâtre, est saillant, le crâne, fendu sur une dizaine de centimètres. Une bouillie de cervelle en dégouline, tandis que pulsent des gerbes de sang noirâtre. Je vois une louchée de cette purée tomber sur mon bras.
Le tout dure une fraction infime de seconde, mais j’ai la nette impression de sentir le contact visqueux sur ma peau.
Je crois que j’ai poussé un hurlement. Je suis tombé en arrière. Une étagère entière m’est dégringolée dessus et je pense être resté évanoui quelques minutes. En me réveillant, je crois être mort. Des flacons brisés se sont éparpillés tout autour de moi. Le cœur battant, je porte une main agitée de soubresauts à mon visage. Je n’y trouve pas trace de sang, encore moins de cervelle. Avec précautions, je me relève.
Il me faut toute la force de ma volonté pour oser regarder dans le miroir.
Je n’y trouve que mon visage de trentenaire, encore couvert de mousse à raser. Une légère estafilade court sur ma joue. Je ferme les yeux et m’appuie sur le lavabo dans le but de calmer ma respiration sifflante et de retrouver mes esprits.
Je me pose d’inquiétantes questions. Suis-je malade ? Surmené ? Pourtant, en quelques minutes, l’horreur qui m’étreint se désagrège et la vision fugace me paraît totalement irréaliste. Ai-je rêvé tout éveillé ? Je rouvre les yeux et les braque directement dans la glace. Tout est normal, un peu de sang coule sur ma joue et rougit la mousse. Ma main tremble toujours quand je reprends mon rasoir pour achever de me faire beau. Une nouvelle fois, je suis en retard et je dois me dépêcher. Cela devient une habitude désagréable. Je saigne encore légèrement quand je referme la porte de mon appartement pour dévaler les marches. Arrivé sur le quai du métro, j’ai l’impression d’attendre pendant des heures. Mon cœur tambourine, cette fois par anticipation. Va-t-elle me trouver à son goût ?
***
Arrivé à Châtelet, l’heure sur mon portable me signale qu’il est 15h04. Je suis en retard, ça la fout mal. Je cours comme un fou, jusqu’à la place carrée, où je reprends une marche normale. Je ne veux pas non plus arriver essoufflé comme un bœuf. Devant le cinéma, je reconnais instantanément Sandrine. Elle ressemble exactement à l’image que je me faisais d’elle : plutôt grande, blonde aux yeux bleus. Elle est un peu ronde, elle m’avait prévenu, mais je ne déteste pas : au moins, sa poitrine est généreuse et son visage joli. Je m’approche d’elle et, bêtement, tends ma main pour serrer la sienne.
— Sandrine ?
L’espace d’un battement de cœur, je la sens interloquée et elle ne réagit pas. Mes espoirs s’évanouissent. Puis elle esquisse un sourire rayonnant qui la rend plus que jolie, finalement.
— Ronan ? dit-elle avant de me faire la bise.
Je me sens idiot et range ma main d’un air dégagé.
— Excuse-moi pour le retard…
Quand je lui explique que j’ai glissé dans ma baignoire, elle rit. Ce mensonge me laisse un goût amer. Nous prenons les places de ciné sans cesser de discuter, de tout et de rien. Elle me plaît beaucoup, j’espère tant que la réciproque soit vraie. Le film que nous voyons est un navet et je sais que je n’en garderai pas beaucoup de souvenirs. Après cela, nous allons nous promener vers Châtelet, puis sur les bords de Seine. Je lutte sans arrêt contre les grenouilles qui sautillent dans mon estomac. Nous finissons par nous poser à la terrasse d’un bar-restaurant, où je l’invite à dîner. Elle accepte de bon cœur ce qui me laisse espérer une issue favorable.
Je me réveille le lendemain matin sans trop savoir où je me trouve. Il fait frais, beaucoup plus frais que chez moi. Une très légère pénombre règne dans la pièce. Les souvenirs de la veille me reviennent… Le restaurant… Notre ballade nocturne pour la raccompagner chez elle… Son invitation… Une nuit de douceurs coquines. Je souris. Mais j’ai besoin de me lever pour filer aux toilettes. Sans bruit, je repousse la couette et me guide à tâtons au sein de cet appartement inconnu. Les WC se trouvent dans la salle de bain. Pendant plus d’une minute, je cherche désespérément l’interrupteur, en vain. Je décide alors de vaquer à ma petite affaire dans la quasi-obscurité, puis, me sentant collant et moite après nos ébats, je me glisse sous la douche. Heureux, détendu, je chantonne. L’air gai qui me poursuit me vient aux lèvres, et cette fois, c’est avec bonheur que je le sifflote.
Après avoir coupé l’eau, je réalise qu’il n’y a pas de serviette à proximité. En prenant garde à ne pas glisser sur le carrelage, je me permets de fouiller les placards. Soudain, un téléphone sonne. Sur le coup, je ne réagis pas. Je n’ai qu’une pensée affectueuse pour Sandrine que cela va réveiller, mais le mal est déjà fait. Brusquement, je me redresse et me fige.
Je reconnais la mélodie du portable. Je viens de la chantonner.
C’est impossible. Mes entrailles se nouent. J’entends presque la voix d’alto de la femme qui la chante d’ordinaire. Mon cœur s’emballe. Brusquement, un radio-réveil s’allume et la voix sensuelle s’élève et accompagne parfaitement la sonnerie du portable. Je me mets à trembler. À pas de loup, je retourne vers la chambre. La chaîne hi-fi du séjour s’illumine et se met en branle. Les baffles laissent entendre cette même voix enjouée et pourtant terrifiante. Mon scrotum se contracte douloureusement. Une pensée bizarre me traverse : heureusement que je sors des toilettes, car j’aurais souillé la moquette de Sandrine.
Je tâtonne pour allumer la lumière. Je dois lutter contre la panique qui menace de me submerger. Le chant bat son plein. Sa gaieté fait couler des larmes d’épouvante sur mes joues. Je passe la porte de la chambre et appuie sur l’interrupteur.
Devant la scène qui s’offre à moi, mes jambes se dérobent.
La couette autrefois bleu clair est aujourd’hui violacée par du sang coagulé. Une masse informe repose sur un oreiller. La moquette est assombrie sous le lit. Le chant maudit envahit mon crâne et réduit en miettes toutes pensées rationnelles. J’en ai plein les oreilles, je sens à peine la douleur de mes ongles qui déchirent mes joues. Tout à coup, la femme se tait et un horrible silence retombe sur l’appartement.
Je me relève en tâchant de ne pas vomir de suite. Je ne comprends pas ce qui se passe mais je sais une chose : je ne dois pas rester là. Je me rapproche du lit pour attraper mes vêtements, jetés en vrac dans la pièce. Mes yeux ne peuvent s’empêcher de tomber sur Sandrine. Ce qu’il en reste. La moitié de son visage est arrachée. Des morceaux d’os ressortent. Les deux yeux ont disparu et ces orbites vides observent placidement le plafond. Des plaques de scalp ensanglanté sont dispersées sur l’oreiller raidi par le sang. Je n’en peux plus et vomis sur le sol. En titubant, je ramasse mes affaires et m’habille à toute vitesse. Je quitte l’appartement, la tête dans un brouillard nauséeux. Je prends bien soin de refermer la porte.
Mon retour chez moi tient du miracle. En ce dimanche matin, je n’ai pas croisé grand monde. Heureusement, car mes yeux exorbités et mon visage exsangue auraient attiré bien des interrogations. Arrivé à mon appartement, je me suis roulé en boule dans le lit, tremblant, et j’ai laissé passer la journée, puis la nuit. Quand je me relève, il est 23h. Je me demande où commence et où finit le cauchemar. Je parviens finalement à me résoudre à téléphoner à Sandrine. Une sonnerie. Je sais qu’elle va répondre et me demander pourquoi je suis parti sans même la réveiller. Deuxième sonnerie. Elle sera furieuse, mais puis-je lui révéler un tel cauchemar ? Troisième sonnerie. Je vais lui dire que je suis parti chercher des croissants mais que je n’avais pas de sous. Je suis rentré chez moi et… Quatrième sonnerie. Je tombe sur le répondeur.
Ma gorge se serre. J’essaie de nouveau. Répondeur. Encore une fois. Répondeur. Je n’ose pas laisser un message. Je me roule en boule dans le lit, mon corps agité de spasmes. Suis-je fou ? C’est mon portable qui me réveille. Il est 10h. Le nom de mon boss s’affiche sur l’écran. Déboussolé et imbécile, je décroche.
— M. Gaelice ! Où êtes-vous ?
Je me raidis.
— Excusez-moi, M. Scorgon, je suis malade…
Je chevrote et ma voix doit être abominable car il marque une pause surprise. Mais il se reprend vite et m’incendie verbalement. Il me laisse le choix : arriver dans l’heure qui suit ou aller pointer aux ASSEDIC. J’opte pour la première alternative.
***
Mon estomac crie famine. Je l’ignore. Je me douche de nouveau avant de partir au travail comme si de rien n’était. Mes souvenirs s’effilochent. Sandrine n’était qu’un affreux cauchemar. Pourtant, je ne me rappelle rien de ma soirée de samedi. Ma mémoire me joue des tours. Elle me souffle que ce rencart n’a jamais eu lieu, que Sandrine n’a jamais existé. Où étais-je samedi ? A la maison, encore une soirée de merde devant une émission de merde… Avec quelle facilité je m’en convaincs. Arrivé au boulot, Scorgon me convoque dans son bureau. Je m’y dirige en traînant des pieds. L’odeur âcre de la clope me prend à la gorge dès que je passe la porte.
Quand le boss voit mon visage de déterré, il hausse les sourcils. Cela ne l’empêche pas de vider son sac et de me traiter de tous les noms. Il doute de mes capacités, constate mon manque de motivations des derniers mois. Il tempête, se met à crier. J’ai la tête vide. Tout cela me dépasse. Je n’entends même plus ses critiques. La voix d’une femme se mêle à ses diatribes houleuses. Son chant me glace jusqu’aux os. Scorgon se lève derrière son bureau. Je l’observe se mouvoir avec brutalité. Le chant remplit mon crâne. Le boss attrape un ouvre lettre, représentation miniature d’une épée d’apparat. Il l’agite en tous sens. Je vois ses lèvres bouger. Je chantonne au rythme de cette voix fantôme qui m’ensorcelle.
Scorgon lève une dernière fois son ouvre lettre et l’enfonce dans sa gorge. La garde de l’épée palpite tandis qu’il continue de s’énerver comme si de rien n’était. Je regarde, immobile. Une curiosité morbide m’empêche de détaler. Le chef attrape alors un lourd cendrier en verre. D’un seul coup, il le brise sur le côté de son visage où il laisse des paillettes brillantes. Pendant quelques secondes, il ne se passe rien. Puis le sang afflue et dégouline. Scorgon recommence et arrache un bout de pommette. Je suis fasciné malgré moi. Il continue à s’agiter. Il ne se rend compte de rien. Je dois être complètement cinglé. L’homme empoigne alors un stylo plume. Délicatement, il enlève le bouchon, puis enfonce doucement l’objet dans son œil droit, qu’il perce avec un bruit mouillé. Le chant devient douloureux à mes oreilles.
Soudain, Scorgon se tourne vers moi et plante son regard dans le mien. C’est une sensation bizarre, avec ce stylo qui dépasse d’un œil au mascara vermeil.
— Gaelice, vous comprenez ce que je dis ?
L’ouvre lettre monte et descend convulsivement, au rythme de ses paroles. Je ne réponds pas. Du sang dégoutte sur le sol et forme une tache noire. Le chef s’empare d’une paire de ciseau et la fait claquer plusieurs fois en l’air. Puis il s’enfile les lames dans chacune de ses narines. Je ressens un léger écoeurement et me retourne vers la porte. Je la franchis après avoir entendu le claquement des ciseaux qui se referment. Ce bruit sonore et résolu met fin au chant affolant qui détraque mes pensées.
Je pars de la société d’un pas vif. Je ne ressens pas grand-chose. J’erre à travers les rues de Paris, le cerveau anesthésié. Je marche longuement, les yeux dans le vague. J’ignore les commentaires virulents des passants que je bouscule. Brusquement, je distingue à travers la brume tombée sur moi une masse verdâtre. Je réalise que mes pas m’ont mené au bois de Vincennes. Je déambule dans les allées ombragées. Je prends de nouveau conscience du monde qui m’entoure, agressif, violent. Les voitures passent en trombes, leurs klaxons hurlent et transpercent mes tympans. Les aboiements rauques de chiens accroissent ma souffrance. Le soleil cogne fort et j’évite les taches de lumière qui s’agitent au gré du vent sur le trottoir, couvert de déjections empestant l’air brûlant. J’aperçois une camionnette en retrait dans une allée.
Mes pieds m’y conduisent tout naturellement. Une femme assez âgée pour être ma mère se tient au volant. Son regard me scrute, me détaille attentivement. Je me sens plus violenté encore. Elle me demande ce que je veux d’une voix usée qui écorche mes oreilles. Je sors mon portefeuille et en tire cinq billets bleus. Les yeux de la femme s’illuminent. Je veux prendre mon temps avec elle, mais la bougresse connaît son affaire. En quelques minutes, tout est fini. Le soulagement m’envahit, le monde me paraît plus hospitalier. La femme me demande alors de partir. Je souris. Une petite voix murmure à mes oreilles un chant que, désormais, je ne connais que trop bien. Je ne comprends pas comment j’ai pu le trouver inquiétant. Il me réchauffe le cœur et je l’accompagne en fredonnant.
La femme sort de la camionnette et ouvre le capot. Je l’observe attentivement. Elle tient un cran d’arrêt. Je la vois sans broncher se lacérer le visage, puis, d’une main experte, elle dégage les cosses de la batterie. Elle se jette tout à coup le nez le premier entre les deux bornes. Des étincelles jaillissent. De nouveau, je suis fasciné. La volonté de cette femme est impressionnante : malgré les flammèches qui recroquevillent ses rares cheveux, malgré les tressautements de tout son corps, elle se maintient coûte que coûte la tête écrasée contre la batterie. Une odeur de grillades atteint mes narines et me donne faim. Mon estomac gronde.
Je sors du véhicule et laisse la prostituée s’envoyer en l’air sur son capot. Le chant masque tous les autres sons. J’ai envie de rire, de sauter de joie. La voix se tait brutalement. Une sirène hurle et je grince des dents. Je vois soudain une voiture de police rouler à toute allure vers moi. Sans comprendre, j’entends les pneus crisser tandis que le conducteur freine violemment. Trois policiers sortent et se jettent sur moi comme des tornades. Je reste immobile. L’un d’eux me colle au sol, sur le ventre. Il tient un revolver. Ou un pistolet, je ne fais pas la différence. Il marmonne quelque chose, mais le chant est revenu, plus puissant que jamais. La pression dans mon dos diminue. Toujours à terre, je me retourne et souris. Je chante à l’unisson de cette voix magnifique. Le policier enfonce le canon de son arme dans sa bouche et appuie sur la détente. Je n’ai qu’un bref recul quand une bruine sanglante m’arrose le visage.
Une douleur atroce dans le ventre met un terme à ma béatitude. La voix féminine disparaît au loin, tandis que je m’abîme dans les ténèbres.
***
Je me réveille plusieurs fois, jamais complètement. Je ne sais pas où je suis. Que s’est-il passé ? Je venais de m’endormir aux côtés de Sandrine, après lui avoir fait l’amour à deux reprises quand j’ai ressenti cette douleur fulgurante au niveau des reins. Depuis, l’univers tourbillonne autour de moi et je ne comprends rien.
Puis, enfin, je reprends conscience. Je reconnais une chambre d’hôpital. Je voudrais me redresser, mais mes membres me semblent entravés et je ne parviens même pas à déplacer ma main. Je tourne la tête. C’est étrange car un policier me surveille. Il sursaute en réalisant que je m’éveille et je vois ses yeux se voiler. Je ne comprends pas. Mes premiers mots sont pour Sandrine :
— Où est Sandrine ? Que s’est-il passé ?
L’homme ne répond pas. Il se lève et appelle un médecin. Celui-ci vient et me pique. Ma vision se brouille.
Je passe une éternité à osciller entre l’engourdissement de mes sens et de brèves périodes de réveil où je n’apprends rien de nouveau. Je réalise peu à peu que mes mains et mes pieds sont attachés. Pourquoi ? Je souffre plus mentalement que physiquement.
Un jour, on me permet de me lever. Mais avant cela, on m’enfile une camisole. Je tremble en me levant. Mes jambes ont bien du mal à supporter mon poids. Tous mes muscles ont fondu. Quelques jours plus tard, j’apprends ma mise en accusation pour actes de torture et de barbarie ayant entraîné la mort de quatre personnes. Je ne comprends pas.
Je vis mon procès dans un brouillard douloureux. Comment tant de témoins peuvent inventer ces histoires atroces me concernant ? Avec une cruauté bien pire que celle dont ils m’accusent, ils font passer devant mes yeux les photos de corps ensanglantés ou brûlés. Je ne reconnais même pas Sandrine dans le visage déchiqueté qu’ils me présentent. Pourtant, cette vue en particulier réveille des échos pénibles de cauchemars insupportables. Je n’ose pas leur parler du chant, de ma muse. Assis dans la salle d’audience, je me remémore cette mélodie et la chantonne tout bas. Néanmoins, la voix ne s’élève pas pour me réjouir le cœur. Alors, je pleure.
Au final, les jurés décrètent mon emprisonnement à vie. Ils n’ont pas cru les propos humiliants de mon avocat qui souhaitait faire de moi un cinglé irresponsable, paroles d’experts à l’appui. Deux policiers m’encadrent pour me mener au fourgon. Je prends la direction de la prison. Je n’y comprends rien. Ce cauchemar ne veut pas cesser. C’est l’esprit embrumé que je découvre les quelques mètres carrés où je suis censé passer le reste de mon existence.
Au bout de plusieurs jours, je sors de ma torpeur. Les médicaments de l’hôpital cessent de faire effet. Je réalise alors l’ampleur de ma solitude et de la catastrophe qu’est devenue ma vie. La puanteur de la prison, ses hurlements, les tintements métalliques d’objets divers sur les barreaux, les grognements des gardiens, le salpêtre sur les murs, la rouille et la crasse… Tout cet environnement malsain m’assaille. Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Je me retire sur ma couchette et me roule en boule.
Quand les gardiens m’amènent un compagnon de cellule, j’ai à peine le courage de le regarder. Toutefois, dès les geôliers partis, je me sens revigoré. Une joie profonde m’envahit tandis qu’un chant familier et longtemps attendu emplit l’air. Je me relève et fouille les lieux du regard. Mon co-détenu me tourne le dos. Et elle se trouve là, entre lui et moi.
Elle est belle.
Seul un drap immaculé couvre la nudité de son corps parfait. Ma muse me sourit et vient à moi, lascive. Je reste pétrifié. Sa voix me transporte et m’inspire. Ses lèvres s’approchent de mon oreille et, au cœur de son chant, je distingue un murmure. Je comprends qu’elle me révèle son nom… Aoedé. Je ferme les yeux un instant et elle disparaît. Mais sa voix m’accompagne toujours.
Je reprends le contrôle de mon corps. J’avance vers mon compagnon d’infortune, qui se retourne. Je lui souris, à ce quadragénaire revêche, à la mine patibulaire. J’ignore la lueur d’inquiétude dans ses yeux et me rapproche de lui. Je chante…
FIN
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