La Doucarse Académie – nouvelle de Fantasy

Tipou agonisait. Pas forcément physiquement, mais au moins mentalement. Des spasmes tordaient son ventre et lui provoquaient des nausées impossibles. Il regardait avec appréhension l’agressif bâtiment moderne qui le surplombait. Sans conviction, Tipou monta cinq marches jusqu’aux imposantes portes battantes et toqua. Personne ne répondit. Ses entrailles se liquéfièrent. Il redescendit l’escalier, tergiversa, se retourna, remonta, paniqua et gémit avant de pousser l’un des vantaux qui s’ouvrit sans bruit sur un hall désert.

Un grand tableau blanc sur trépied attendait en plein milieu, des listes de noms punaisées dessus aux côtés d’un plan du bâtiment. Tipou déglutit avec difficulté puis s’en rapprocha. Il trouva son nom tout en bas de la feuille titrée « Cours Elémentaire ». Une annotation précisait que les leçons prenaient place dans la salle « Bisounours », juste à droite dans le couloir d’en face. Tipou s’y dirigea en tremblant. La porte, en partie vitrée, lui permit de constater la vacuité des lieux. Il avait eu tellement peur d’être en retard pour son premier jour de classe qu’il se trouvait maintenant vraiment très en avance.

 

Tipou colla son nez sur la surface glacée du verre. De l’autre côté, le mur de droite disparaissait presque derrière un tableau noir encore taché de craie verte et rouge. Un bureau en hêtre trônait juste dessous, sur une estrade. Des traces de griffes en parsemaient le plateau, témoignage de longues années de service. Sur la gauche, des chaises multicolores aux formes variées se tenaient de ci, de là sur la moquette bleu ciel. Sur le mur opposé à lui, entre deux fenêtres, Tipou aperçut une affiche et il frissonna. Elle représentait le cauchemar de son peuple, la créature la plus vile que la terre ait connue à ce jour. Une terreur échappée de sa prison de haute sécurité. En lettres rouges et capitales, l’affiche demandait à toute personne ayant vu, aperçu, entraperçu, entendu, entendu parler ou même imaginé le moindre indice sur cette meutrière, d’en avertir au plus vite les autorités compétentes. Au-dessus de ces mots figurait une poupée.

Une poupée hideuse, avec le bras droit arraché, une robe trouée et partiellement brûlée, un chapeau aux bords rognés, une couette défaite, l’autre manquante, un pied à moitié détaché de la jambe. Ses yeux eux aussi avaient subi une terrible mutilation : il n’en restait que deux cratères sombres et inquiétants. A une époque lointaine, pourtant, son corps de chiffon se couvrait d’une mignonne petite robe estivale, blanche à fleurs jaunes, par-dessus un maillot vert pomme. Elle portait de petites chaussettes blanches, dans de petites sandales saumon. Un large chapeau jaune en feutre, orné d’une petite fleur rose, masquait en partie ses cheveux orange qui pendaient en deux petites couettes de chaque côté de son petit minois souriant. C’était une adorable poupée, dans des temps anciens. Plus maintenant. Au-dessus d’elle, il était écrit : « La CRIMINELLE BAPTISEE L’AVEUGLE S’EST ECHAPPEE ».

 

Une voix profonde, asexuée, s’éleva dans le dos de Tipou :

— Tu t’es perdu ?

L’intéressé se retourna en sursaut, persuadé de se retrouver nez à nez avec l’horrible assassin. La réalité n’était guère plus rassurante : une énorme panthère grise épinglait le nouvel élève de son regard brillant. Sa fourrure synthétique, autrefois noire, avait souffert de l’écoulement du temps et du passage en machine à laver – elle dégageait malgré tout une odeur infecte. Il lui manquait une oreille et son moignon de queue fouettait l’air. C’était une peluche vénérable, un doudou qui avait visiblement servi bien de jeunes humains.

— Tu ne sais pas parler ?

— Si si, vous m’avez fait peur… déclara Tipou en baissant la tête.

— Tu es nouveau, n’est ce pas ? Comment t’appelles-tu ?

— Tipou…

— As-tu regardé dans quelle classe tu allais, Tipou ?

— Dans la salle bisounours…

— C’est ma salle. Je suis Basile, ton professeur, donc.

Tipou ne savait pas s’il devait se sentir soulagé ou non. Basile l’invita à entrer sans cesser de lui parler, d’un ton réconfortant. La panthère lui indiqua une chaise, près d’une fenêtre. Elle était parfaitement adaptée à sa morphologie, comme si elle n’attendait que lui. Ce qui était probablement le cas. En prenant place, il entrevit son reflet dans la vitre. Seuls ses yeux et son sourire, brodés de fil noir, tranchaient sur son corps rebondi d’un blanc neigeux. Deux grandes oreilles permettaient de le cataloguer comme lapin, une paire d’ailes dans son dos en faisaient aussi un ange. Un minuscule doudou ange lapin, tout beau, tout neuf, qui débarquait à la Doucarse Académie avec la peur au ventre.

 

Les autres élèves commencèrent à arriver peu après : une girafe en patchwork, un éléphant turquoise, une souris plate dont le ventre s’ouvrait en un livre tout doux et coloré, mais aussi une grenouille chiffon, une chemise au col amidonné, un drap en soie (!), une brassière et même un biberon… Basile les accueillait un à un, vérifiait sur sa liste s’ils ne s’étaient pas trompés de salle – ce qui arriva à un hippopotame tout mou – puis les installait sur la chaise qui leur convenait. Ils semblaient impressionnés et restaient silencieux après s’être assis. Quand tous furent arrivés, la panthère referma la porte et sauta sur le bureau.

— Je vous souhaite la bienvenue à la Doucarse Académie. Je suis Basile, votre professeur pour cette année scolaire…

Il se tourna vers le tableau, attrapa une craie blanche entre ses dents et entreprit d’écrire son nom au tableau. Il ne s’en sortit pas trop mal, même si des traces d’albâtre ornaient ses babines après cela.

— Vous êtes des Amis Transitionnels, des ATs, que les humains désignent aussi sous le vocable « doudou ». Vous êtes ici pour devenir des ATs responsables, respectueux des lois du Petit Peuple. Les meilleurs d’entre vous deviendront des Aspics, l’élite de nos services de renseignements…

La panthère leur offrit un long discours glorifiant sur le peuple doudou et ses héros, sur leur suprématie actuelle dans la protection des jeunes humains, ce rôle autrefois dévolu aux « frivoles fées ». Il insista sur leurs droits et leurs devoirs dans le monde des hommes, sur la nécessité que ceux-ci ne découvrent pas leur existence.

— Vous avez trois mois pour apprendre les bases que tout un chacun doit maîtriser avant d’intégrer un foyer humain.

« Primo, le charme de transport qui vous permettra de revenir ici pour suivre le reste de vos cours. Secundo, le charme de séduction, afin de ne pas laisser de place au hasard pour vous trouver un foyer. Tertio, le charme d’assoupissement qui vous permettra d’échapper à votre humain durant vos leçons. Avez-vous des questions ? »

 

***

 

Tipou court sans trop savoir où il va. Deux farfadets de la farfolice – la police du Petit Peuple – le poursuivent. Avec leurs grandes jambes, ils ne tarderont pas à l’attraper. Le lapin bondit dans une ruelle perpendiculaire. Il n’a pas de cœur, heureusement, car sinon, il bondirait hors de sa poitrine.

— AT Tipou ! Vous ne pouvez pas vous échapper… crie un farfolicier.

Le doudou en fuite ne répond pas. Il s’engouffre dans un escalier métallique aux degrés rouillés. Ses poursuivants l’y suivent. Arrivé en haut, Tipou passe entre les barreaux du garde-corps, saute et repart par où il est venu. Son corps en chiffon a amorti la chute. Un regard en arrière lui indique que les deux farfadets se sont percutés en voulant redescendre trop vite : ils dévalent les marches en roulant.

Le lapin s’engouffre dans les venelles labyrinthistiques de Doucarse Bourg. Soudain, au détour d’un croisement, il se trouve nez à nez avec un farfolicier, aussi surpris que lui. Tipou se fige.

— Il est là ! hurle le représentant de l’ordre féerique, puis au fuyard : tu ne peux pas t’échapper. Tu es en état d’arrestation.

 

***

 

Les cours démarrèrent sur les chapeaux des roues et ne laissèrent pas beaucoup de temps à Tipou pour souffler. Le programme, très chargé, devait permettre aux jeunes ATs d’ingurgiter la masse astronomique des connaissances requises pour s’approcher des humains. Plus que tout, le lapin souhaitait devenir un jour ASPIC : un Agent Spécial de Protection, d’Information et de Collaboration, aux côtés de la farfolice. Ce n’était pas gagné.

Après un mois, il s’emmêlait toujours les pinceaux dans les dix commandements (il avait osé déclamer : « aux humains, tu ne démonteras pas ta vraie nature » ; toute la classe s’était moquée de lui), n’avait toujours pas compris cette notion essentielle « d’espace transitionnel, lieu de rencontre entre des réalités irréelles, mais pas tout à fait, aux interférences schizoïdes » (pourtant à l’origine de l’apparition des doudous au sein du Petit Peuple, lui avait rappelé Basile) et s’il arrivait à se téléporter sans trop de difficulté, le séductomètre ne décollait jamais malgré tous ses efforts.

Pire que tout, trois de ses camarades avaient décidé de faire de Tipou leur tête de turc. Simon Mouton, PiouPiou le poisson rouge et Boris l’éléphant turquoise n’avaient de cesse de le harceler, de se moquer de lui, de lui faire subir des tours méchants, pour le plus grand plaisir des autres élèves et le tout sans que jamais leur professeur ne s’en rende compte. Les jours s’écoulèrent si rapidement, tellement semblables les uns aux autres, que le lapin s’enfonça dans le désespoir le plus complet : il ne pensait qu’à l’échéance de l’examen et à son échec cuisant.

 

Le jour J, Tipou ressentait les mêmes symptômes que lors de la rentrée des classes et notamment l’impression d’avoir ses entrailles changées en eau. Des vertiges manquaient le faire chanceler et accroissaient encore sa peur du fiasco. En salle de permanence, la veille, il n’avait pas réussi à étudier. Outre le barreau de chaise en caoutchouc de Simon, la bombe à eau de PiouPiou et le coussin péteur de Boris, le stress de l’examen avait chassé toute sa concentration. Si les connaissances théoriques qu’il ne maîtrisait pas le terrifiaient, que dire du test de son charme de séduction ? Il n’avait atteint la barre des dix points – le score éliminatoire – que l’avant-veille. Tipou se voyait déjà exilé et sans ressources dans les ruelles sordides de Kerkav, la cité souterraine du Petit Peuple.

Il attendait dans le couloir du deuxième étage que l’examinateur en ait fini avec son prédécesseur, Simon Mouton. Quand celui-ci ressortit en arborant un large sourire et en bêlant bêtement de plaisir, Tipou perdit tout espoir. Résigné, il pénétra dans la salle d’examen avec, en tête, de terribles images de Kerkav et de sa future vie de paria. L’examinateur était une examinatrice, une fée pour être exact. Elle le dominait par la taille mais lui dédia un sourire accueillant qui remit du baume au cœur inexistant du pauvre doudou.

— Vous êtes Tipou le lapin ange ?

— Oui…

— Bien. Détendez-vous, je ne vais pas vous manger, déclara la fée en riant doucement. Nous allons commencer par la théorie, puis nous aborderons ensuite les travaux pratiques. Citez-moi les dix commandements de l’AT, je vous prie.

— Aux humains, tu ne montreras pas ta vraie nature…

Il déclama piteusement la leçon et resta abasourdi quand l’examinatrice lui déclara qu’il avait parfaitement répondu. Il lui résuma ensuite à sa façon le concept d’objet transitionnel – ce qui convint nettement moins à la fée – puis elle l’interrogea sur divers points de la législation du Petit Peuple.

Quand elle lui proposa de passer à la pratique, il se sentait plus confiant. Le charme de transport ne lui posa aucune difficulté. Le séductomètre afficha le score très moyen de onze, mais au moins, Tipou n’était pas éliminé. Au sens figuré, il se sentit pousser des ailes (bien qu’il en possédât déjà), et son charme d’assoupissement retarda d’une bonne demi-heure la fin de son épreuve, car il dut attendre le réveil de la fée pour connaître ses résultats. Cette dernière lui annonça tout en baillant :

— Tipou, vous n’êtes pas le plus brillant des ATs, loin de là, mais vous obtenez la moyenne. Tenez, voici votre Certificat d’Aptitude à la Vie avec un Enfant.

Le lapin n’en croyait pas ses grandes oreilles. Son CAVE en poche, il pouvait postuler pour trouver une famille d’accueil chez les humains et continuer ses études. D’une patte tremblante, il prit religieusement le papier que lui tendait la fée. A peine sorti de la pièce, il entendit reprendre les ronflements.

 

***

 

Tipou et le farfolicier s’examinent durant de longues secondes. Ils se font face, deux cow-boys tirés d’un mauvais western. La ruelle est déserte. Au loin, un harmonica égrène une mélodie dramatique. Une bourrasque de vent soulève un nuage de poussière. Tout à coup, le farfadet tend la main vers son arme de service, rangée le long de sa cuisse. Le lapin réagit par pur réflexe. Il se concentre intensément. Plus rapide que son ombre, il décoche son charme fétiche. La main du représentant de l’ordre glisse sur son arme, tandis qu’il s’affaisse. Le farfadet se met à ronfler.

Le doudou solitaire ne perd pas de temps. Il court. L’harmonica s’est tu, remplacé par les sirènes de la farfolice dont l’écho rebondit de façade en façade. A chaque intersection, Tipou craint de se trouver nez à nez avec un nouveau farfadet. Tout à sa panique, il a bien du mal à réfléchir et à trouver une solution pour se tirer d’affaire. Il tourne à gauche, puis à droite, encore à droite. Il est perdu. Il avise soudain un soupirail aux barreaux suffisamment espacés pour s’y faufiler. En serrant le ventre, il parvient à s’y glisser. Il compte profiter des ténèbres dissimulatrices pour s’interroger sur la manière de sauver sa peau. Il sait déjà qu’il doit dénicher l’Aveugle.

 

***

 

Olivier et Sandrine déambulaient dans les allées du magasin de puériculture. Stéphane et Natacha les avaient invités à dîner pour leur présenter leur nouveau-né, Léo, raison pour laquelle ils recherchaient désespérément un cadeau. Un berceau : ils en ont déjà un. Des vêtements ? Non, la soeur de Stéphane leur en fournit. Pour un parc, c’est trop tôt, pour des couches, c’est de mauvais goût. Quant aux peluches… Soudain, Olivier aperçut le cadeau idéal : un petit lapin avec des ailes d’ange, en tissu tout blanc et tout doux. Le grand gamin flasha dessus. Malgré le scepticisme de Sandrine, ils repartirent avec.

Quand ils arrivèrent chez leurs amis, Olivier s’interrogeait sérieusement sur son choix. D’un coup, le doudou lui paraissait plutôt moche. D’un autre côté, il était trop tard pour changer et, comme on dit, c’est l’intention qui compte. Bien sûr, Sandrine s’émerveilla du petit Léo qu’elle prit dans les bras tout en lui murmurant un charabia de mamie gâteuse. Olivier se fit offrir une bière par son ami à qui il tendit le cadeau.

— Pour Léo, peut-être que ça lui plaira…

Stéphane le remercia chaleureusement et alla chatouiller le bébé avec le lapin.

 

Un déclic eut lieu.

 

Léo ouvrit ses petites mains et empoigna le doudou qu’il porta tout contre son visage. Olivier éprouva une certaine satisfaction, même si la réaction béate de Sandrine lui paraissait ridicule. S’il ne tenait qu’à lui, il n’emmerderait pas ses potes avec des gosses. S’il ne tenait qu’à lui…

 

***

 

Tipou menait une vie agréable. Pas forcément idéale, mais il se satisfaisait de son sort. L’Académie l’avait gâté en l’affectant à Léo, un bébé calme et facile à vivre. Durant le jour, le lapin restait inerte et, dès la nuit tombée, il usait de son charme d’assoupissement – le seul pour lequel il excellait vraiment – afin d’endormir l’enfant. Il plaçait alors son alarme à la porte et se transportait à Doucarse pour y suivre les cours.

Peu d’élèves avaient raté leur examen. Simon Mouton l’avait réussi, au contraire de ses deux compères, PiouPiou et Boris, qui avaient lamentablement échoué. Exclus de l’Académie, Tipou ne les avait pas revus, et il ne s’en portait pas plus mal, d’autant que leur chef se trouvait à cours de comparse pour ennuyer le lapin. L’année scolaire s’était terminée et Tipou avait passé la période probatoire de l’été avec ses humains sans aucune anicroche, ce qui lui valut droit de passage en année supérieure. Il changea de professeur. Le bébé grandissait et commença à gazouiller. Un jour, la mère de Léo voulut laver le doudou. Grossière erreur. Privé du puissant charme d’assoupissement de Tipou, le bébé hurla deux nuits d’affilée, le temps que la peluche sèche. Jamais Natacha ne commit de nouveau l’erreur.

Le lapin demeurait un élève médiocre. Ses charmes d’écoute, d’attaque ou de conciliation restaient moyens. Mais il réussissait les examens, quoique de justesse, et les jours passant le rapprochaient du diplôme d’Aspic, tandis que Léo apprenait à marcher. Ce faisant, l’enfant avait aussi découvert la force qu’il pouvait exercer sur ses jouets et, même s’il aimait énormément son Ami Transitionnel, il en vint à lui arracher accidentellement un œil. Malgré toutes ses larmes ultérieures et ses « Tipou ! » geignards, cet état resta irréversible. Une couture céda plus tard et le lapin perdit une oreille. Le triste sort des doudous : souffrir pour servir. Pas étonnant que certains deviennent fous et nourrissent une effroyable rancœur à l’égard des humains. Or une nuit d’hiver…

 

***

 

Basile corrige des copies dans la salle Bisounours. La fin du premier trimestre approche et il s’inquiète déjà de savoir si sa dernière classe va réussir à l’examen initial. Soudain, une sirène à deux tons hurle dans les couloirs de l’Académie. D’un bond, la panthère descend de son bureau et, avant d’avoir eu le temps de dire ouf, la porte de la classe s’ouvre violemment. Deux grands farfadets encadrent un être humanoïde qui les domine largement par sa taille : il porte un imperméable beige et un chapeau en feutre noir bleuté. Ses yeux écarlates balaient la pièce. Il sort une main gantée de noir d’une poche, fait signe aux farfoliciers de fouiller les lieux, puis se rapproche de la peluche.

— Vous êtes le professeur Basile, je présume ? Je m’appelle Tom Rillets, embraye-t-il directement d’une voix grondante. Avez-vous vu l’AT Tipou, dernièrement ?

— Hier, dans le couloir. Il allait en cours.

— Vous ne l’avez pas vu aujourd’hui ?

Basile se sent troublé en répondant par la négative. Tom Rillets continue :

— Vous n’avez pas entendu de cris ou de pleurs d’enfant ?

— Il a enlevé son humain ? s’exclame la panthère.

Le farfolicier grimace avant d’acquiescer.

Le professeur ne s’en étonne pas. La veille, il avait remarqué que Tipou souffrait aux mains de son Léo : borgne, les coutures de son corps grisâtre lâchaient et une oreille lui manquait. Ce doudou avait toujours été une recrue moyenne et la vieille panthère ne doute pas que celui-ci ait basculé dans l’impensable, comme tant d’autres avant lui. Cette folie n’arrange jamais la cause des doudous, conspués par les autres races déclinantes du Petit Peuple.

— Si vous disposez d’informations, contactez-nous, conclut Tom Rillets en tendant une carte de visite à la peluche.

 

De Doucarse Bourg à l’Académie, la farfolice est partout. Les farfadets fouillent et farfouillent, ils interrogent, papotent, collectent, collationnent et collent même des affiches qui représentent Tipou, avec la consigne de le dénoncer. Le principal intéressé en tremble. Il ne comprend pas comment sa vie a pu basculer ainsi. Il se terre dans la cave et observe les allées et venues des farfoliciers devant le soupirail. Dans sa patte, il froisse un peu plus la feuille de papier où figure, en rouge, un A au centre d’un cercle. La marque de l’Aveugle et de ses séparatistes. Il doit absolument retrouver la poupée au plus vite.

Au début de la nuit de Léo, comme d’habitude, Tipou s’était transporté à l’Académie. Comme d’habitude, il était arrivé le premier. Mais à peine avait-il posé le pied dans la salle de classe que le bébé s’était mis à pleurer et à l’appeler. La communion entre un enfant et son doudou permettait à ce dernier de l’entendre quelle que soit la distance. Le lapin éprouva un vif étonnement : c’était la première fois que le charme d’assoupissement du doudou ne parvenait pas à endormir Léo pour la nuit. Les parents du bébé s’étaient autorisés une soirée de liberté et avaient confié leur enfant à une petite voisine âgée d’une vingtaine d’années. Le temps que Tipou s’interroge sur ce que la gardienne avait pu faire subir à Léo, les pleurs s’étaient tus. La peur au ventre, le lapin était retourné chez les humains où, à la place du bébé, ne restait que ce papier : la signature de l’Aveugle.

 

Tipou se prend la tête entre les pattes. Son professeur a dû alerter la farfolice en ne le voyant pas arriver en cours. Les jeunes ATs sont toujours très surveillés à cette étape de leur formation. Pourtant, Tipou ne pensait pas à mal : terrifié à l’idée de perdre son humain, il s’était précipité à sa recherche sans prendre le temps de prévenir les autorités, afin que le bébé soit dans son lit au retour de ses parents. Le doudou se morfond sur le sol glacé de la cave.

Brusquement, le lapin entend un appel. Léo crie son nom. Il pleure et tempête, en rage. Tipou se redresse. En suivant ces cris, il peut retrouver l’enfant. Empli d’une détermination farouche, il regarde au-delà du soupirail. Par chance, la rue est déserte. Les cris semblent provenir d’une bouche d’égout. Résolu, le doudou bondit hors de la cave et fonce vers l’ouverture. Les cris en proviennent bien, mêlés au rugissement de l’eau. L’odeur qui s’échappe est abominable. Résolu, Tipou se jette dans le trou.

Il tombe dans des rapides nauséabonds qui l’emportent à toute vitesse. Le lapin tente de s’accrocher aux parois pour ralentir son allure. En vain. Il passe un embranchement et continue, puis un autre et encore un autre. Il se cogne aux murs, tourne sur lui-même, coule et émerge de nouveau. Armé de sa seule volonté, il peine à nager et à se guider à travers les tunnels obscurs avec comme unique phare les pleurs de Léo. Quand ceux-ci s’arrêtent, Tipou sent le désespoir et les flots boueux le submerger. Toutefois, le débit de l’eau a ralenti. Le tunnel s’élargit et les ténèbres cèdent le pas à une lueur tremblotante. Des voix chuchotent.

 

Le lapin découvre une caverne éclairée d’une dizaine de torches, plantées dans la roche. Assis sur un simple drap, Léo dodeline de la tête. Face à lui se tiennent trois ATs inconnus de Tipou. Ils se concentrent sur leur charme qui parvient tout juste à apaiser le bébé. Leurs corps de peluche, de chiffon ou de tissu ont souffert les pires tourments qu’un doudou puisse endurer. Ils sont usés jusqu’à la corde et les flammes sculptent leurs formes mutilées dans l’obscurité. Soudain, un nouveau venu se détache des ombres en claudiquant. L’Aveugle.

Tipou ressent une haine intense à l’égard de cet AT. Il se rapproche de la berge. La poupée criminelle prend la parole d’une voix haut perchée :

— Vous êtes vraiment des incapables. Laissez-le moi.

Les trois doudous reculent d’un pas. Léo relève la tête. Ses yeux se remplissent de larmes, sa bouche se tord en une grimace qui annonce des pleurs fournis. La poupée ne lui en laisse pas le temps : elle lui jette un brutal charme qui l’endort immédiatement. L’enfant tombe en arrière et Tipou grogne de douleur rien qu’en entendant le boum qui résulte de la collision entre le crâne du bébé et la pierre. Le lapin ange éprouve une colère sans borne.

— Cet enfant nous servira de monnaie d’échange, explique l’Aveugle. Contre lui, je vais demander que nous passions tous entre les mains des gnomes couturiers. Nous avons le droit à cette deuxième jeunesse. Nous ne pourrons que mieux nous battre, ensuite, pour obtenir la liberté des doudous !

Elle dépasse les bornes. Tipou enrage. Il grimpe sur la berge et, sans attendre, lance son plus puissant charme d’assoupissement. Tous les ATs présents s’affalent sur le sol : un ours au ventre déchiqueté, un chien sans pattes, une grenouille carbonisée et tant d’autres… Le lapin reconnaît même ses anciens compagnons de classe, Boris l’éléphant turquoise et PiouPiou le poisson rouge, les seuls qui soient encore neufs. Tous ronflent. Sauf un. Enfin, une. L’Aveugle braque sur Tipou ses orbites charbonneuses.

— On m’avait dit que tu étais un incapable.

— On t’a mal renseignée. Laisse-moi passer.

— Mais bien sûr…

Quand la poupée lance un charme de combat, Tipou se souvient avec effroi que l’Aveugle avait obtenu la mention « Excellente » au diplôme d’Aspic. Le sort officie : la tête de la poupée gonfle, sa bouche s’ouvre en grand et s’orne de trois rangées de dents à l’éclat d’acier. La colère du lapin s’évanouit, remplacée par la terreur. Il recule d’un pas. Derrière l’Aveugle, Léo se redresse. Quand il voit son doudou, ses yeux s’ouvrent en grand et il esquisse un gloussement béat en tapant des mains.

— Tipou ! Tipou !

Cet encouragement galvanise le lapin. Il raffermit sa position et conjure mentalement sa propre contre-attaque. Pour la première fois de sa vie, il sent sa tête enfler et enfler… D’un coup, sa gueule arbore une dentition propre à impressionner un grand requin blanc. Léo en reste bouche bée, les yeux fixés sur son doudou.

Les deux ATs s’observent en silence. Puis Tipou bondit en avant. La collision est sauvage. Les dents mordent et déchirent. Le lapin perd sa seconde oreille et presque toute une aile. Encouragé par Léo, il se déchaîne et reprend le dessus. L’Aveugle se débat et gémit, son ventre déchiré par les crocs de son adversaire. La poupée échappe un instant à l’étreinte de Tipou et court vers l’eau. D’un dernier coup de dent, le lapin sectionne le pied déjà à moitié arraché de la poupée, qui parvient à se jeter dans les flots. Tipou hésite. Il pourrait poursuivre l’Aveugle et tenter de l’arrêter. Mais pour cela, il risquerait de laisser Léo à la merci des séparatistes endormis. La raison l’emporte. Le doudou se retourne vers son humain. Le charme d’attaque cesse ses effets et il redevient l’ami de toujours du petit garçon qui l’accueille en babillant.

 

***

 

La une du Kerkav Herald arbore le titre : « La rébellion doudou mise à mal ». Tipou entreprend la lecture de l’article avec fébrilité :

« Avant hier, un bébé humain disparaissait en même temps que son AT. La farfolice soupçonnait ce doudou, un lapin ange dénommé Tipou, d’avoir rejoint les rangs des terroristes menés par l’Aveugle. Grossière erreur : Tipou, parti à la recherche de son humain, a démantelé le réseau de l’Aveugle et capturé la majeure partie de ses terroristes. Malheureusement, la poupée séparatiste est parvenue à s’enfuir, non sans abandonner un pied à son adversaire… »

Tipou rayonne. La farfolice l’a non seulement réhabilité, mais en plus, il a été publiquement félicité et décoré de l’insigne des Aspics avec la mention « Excellentissime ». Il est devenu le plus jeune doudou diplômé. L’article est élogieux. Malgré tout, il a souffert et son corps a gardé des séquelles de son combat… Après avoir déposé Léo dans son lit, ni vu, ni connu, Tipou a été conduit à la couturerie où des gnomes spécialisés le remettent en état.

Les couturiers s’affairent autour de lui dans sa chambre individuelle, envahie par les fleurs, les bottes de carottes et les boîtes de chocolat. Depuis deux jours, le lapin entend bien Léo pleurer. Ses parents peuvent toujours chercher le doudou, c’est peine perdue. Les gnomes le nettoient, le recousent, le reprisent. Ils lui ont rendu une oreille toute neuve, ont rattaché son aile. Il est fin prêt pour retrouver son foyer. Quelqu’un frappe à la porte. C’est le directeur de la farfolice, Tom Rillets, qui vient féliciter une nouvelle fois le lapin.

— Voici un cadeau souvenir, gronde-t-il en jetant au convalescent le pied de l’Aveugle. Nous ferons bien vite appel à vos services, Agent Spécial Tipou. A bientôt.

 

***

 

Stéphane n’en peut plus. Léo, qui jusque là avait été le bébé idéal, fait colère sur colère. Rien ni personne ne parvient à le calmer. Il ne cesse de réclamer son Tipou, perdu Dieu sait où. L’immeuble entier résonne des pleurs et cris de son fils. Excédé, l’homme donne un coup de pied dans le canapé du séjour qui bouge de quelques centimètres. Bien qu’il ressente une vive douleur, il y découvre une surprise des plus heureuses : le doudou de Léo gît dans la poussière, sous le divan. Stéphane soupire de soulagement. Natacha et lui l’avaient cherché partout. Il le ramasse et, à l’odeur infecte qu’il dégage, envisage de le laver. Le hurlement suivant de Léo « Mon Tipou ! » lui fait oublier l’idée.

Dès que le petit garçon aperçoit le lapin, ses larmes se tarissent.

— Tipou ! déclare-t-il en tendant les mains vers son objet transitionnel.

Stéphane le lui tend et observe, fasciné, son enfant s’endormir en dix secondes, le doudou serré contre son cœur.

 

FIN


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(2 commentaires)

  • Lise

    Belle balade dans le monde du petit peuple. J’ai hâte que mon fils soit assez grand pour lui lire cette histoire.

    • Yoan

      Merci pour ce retour super positif 🙂

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