Folco et la Chocolaterie – nouvelle d’Urban Fantasy
L’article de journal se poursuit en page 2 :
« A son arrivée sur place, Anne-Françoise Benoit, propriétaire de la boutique et artisan chocolatier, n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations et a préféré minimiser l’affaire en parlant « d’un acte isolé et malheureux d’un gourmand, probablement chocoaddict. » Elle a déclaré ne pas craindre un nouveau raid sur ses confiseries…
Cette affaire n’est pas sans rappeler le cambriolage de la bijouterie Landreau, rue d’Alsace, en 2002, quoique cette fois-ci, nul tunnel n’a encore été découvert par les enquêteurs. »
***
René pousse sur les pédales de sa vieille bicyclette rouillée afin de monter la côte de la rue du Canal. Vieux bonhomme retraité, il prend son temps, comme toujours depuis qu’il ne travaille plus. Angers est bien calme en ce début de matinée ensoleillée et automnale. Soudain, au passage de la place du Pilori, le vélo semble heurter un obstacle. René marque une embardée. Le guidon devient instable. La chute est inévitable.
Le vieil homme se relève, bougon, la main sur la hanche droite qu’il masse avec vigueur. Il regarde en arrière mais ne voit rien qui aurait pu le faire tomber. Le rouge lui monte aux joues. Vexé, il se satisfait à peine que personne ne l’ait vu. Un coup de pied dans sa bicyclette et il remonte dessus. Il repart de mauvaise humeur en jurant comme un charretier.
***
Le soir du même jour, toujours place du Pilori, les badauds sont nombreux. Pour autant, seul Jeannot, adossé à la fontaine, remarque le petit homme qui parle aux pavés. Jeannot est un expert en matière d’étrangeté : quand certains le qualifient de marginal, lui se présente volontiers comme un clochard. Et fier de l’être, messieurs dames. Néanmoins, il ne parle aux objets inanimés que lorsqu’il a réussi à mettre la main sur une bouteille d’alcool pleine – et ce n’est malheureusement pas tous les jours.
L’individu bizarre a la carrure d’un rugbyman néozélandais amputé des tibias. Il porte un imperméable beige et un chapeau en feutre genre Blues Brothers, ainsi que de grosses lunettes de soleil bien que la nuit soit presque tombée. Jusque là, rien d’extraordinaire, sauf qu’il discute avec les pavés, ce qui est déjà plus inhabituel.
Quand un gros clou en fonte sort du sol et se jette dans les bras du nain, Jeannot se redresse et se gratte la barbe – il déloge au passage quelques habitants grincheux. Personne ne porte attention à la scène, sauf le clochard qui voit se profiler deux options :
- décider qu’il n’a rien vu et que tout va bien,
- croire ses yeux et consulter l’un de ces savants messieurs de l’hôpital psychiatrique Sainte-Gemmes.
Il opte pour le premier choix.
***
Au début de la nuit qui suit, une ombre encapuchonnée se faufile dans les jardins du noir château d’Angers. La silhouette évite les rares promeneurs nocturnes, refroidis par les températures automnales. L’ombre se fraye un chemin jusqu’à une grille scellée dans l’ardoise brute puis siffle trois fois les premières notes du Petit Bonhomme en Mousse. Une poignée de secondes plus tard, à travers les barreaux, une main minuscule passe une bourse en cuir qui crépite et laisse échapper d’irréguliers jets roses et étoilés. En échange, l’ombre lui tend un ballotin de chocolats estampillé d’un B doré.
***
Les couloirs du siège de la farfolice – la police du Petit Peuple – sont blancs, froids et envahis de créatures diverses : des farfadets, bien sûr, mais aussi des gnomes en passant par les nains de jardin et même, parfois, par de véritables trolls. Il s’y promène aussi un minuscule follet du nom de Folco. Comme tous les membres de son espèce, sa peau offre la pâleur d’un Irlandais, ses yeux ont la brillance verte des émeraudes et ses chefeux passent de simples flammèches à un puissant brasier en fonction de l’humeur du propriétaire. Un long nez et des oreilles pointues avachies le distinguent de ses congénères, mais il est couramment admis par le Petit Peuple que rien ne ressemble plus à un follet qu’un autre follet.
Folco, tremblant, se dirige vers le bureau de Tom Rillets, chef de la farfolice qu’il a intégrée seulement trois mois auparavant. En cet instant, son crâne rappelle un barbecue mourant en fin de party à 7h du matin : cette convocation le terrifie. Après une longue marche, le follet parvient enfin à la grande porte richement ornementée. Il frappe et la voix grondante de Tom l’invite à entrer. La pièce est immense, encombrée de décorations ostentatoires. Impressionnante, comme son occupant. Le chef attend debout et surplombe Folco. Tom Rillets est un très grand – en taille comme en autorité – représentant du Petit Peuple et il écrase le timide follet de sa présence.
— Folco, je te remercie d’être venu.
Tandis que les dernières braises de sa chefelure s’éteignent, l’intéressé répond d’une toute petite voix :
— De rien.
— Tes états de service sont excellents et je souhaite tester tes aptitudes sur le terrain. Je vais te confier une enquête que tu vas devoir mener tout seul. Tu t’en sens prêt ?
— Oui (sa voix est encore plus ténue).
— Bien. Je te fais envoyer le dossier avec une fiole de potion d’humanité.
— D’accord (presque inaudible).
— Je compte sur toi. Tu peux disposer.
Folco lève le nez de son plan et observe la boutique de chez Benoit. Il a lu le mince dossier sur l’affaire du voleur chocovore et ne dispose pas de l’ombre d’un indice pour démarrer ses investigations. Du coup, il a décidé d’interroger la patronne des lieux, et pour cela, il a avalé une goutte d’humanité. C’est un vrai sacrifice : la potion ambrée a un goût de gazole mal brûlé, de fromage asphyxiant et autres résidus putrides. Mais c’est le prix à payer pour se transformer en humain le temps d’une heure. Folco observe son reflet dans la vitrine : il a l’allure d’un beau et grand jeune homme roux aux cheveux coiffés en pétard, vêtu d’un jean gris et d’une chemise hawaïenne. Seul souci : son haleine déplorable, véritable reliquat de facturation. Le follet tergiverse dix minutes puis entre enfin dans la chocolaterie, petite, toute en longueur. Il reste un instant figé d’émerveillement, la bouche grande ouverte – une cliente s’en pince le nez de dégoût.
Le riche parfum du cacao emplit l’air. Le regard se pose d’abord sur la grande variété de chocolats : noirs, au lait, fourrés, épicés, alcoolisés. Ils brillent comme autant de bijoux à la rondeur exquise. Les yeux glissent ensuite sur les bouchées tentatrices, qu’une vie entière ne suffirait pas à départager, tandis que le nez s’habitue aux arômes voluptueux et distingue les effluves de vanille et d’agrumes, repère une pointe de caramel ou de cannelle, s’attarde sur les senteurs de fleurs et de miel. Les truffes et muscadines libèrent leur bouquet suave et musqué ; sur les étagères s’étalent bonbons au cointreau, pâtes de fruits, nougats, dragées, calissons, pralins et autres quernons d’ardoise, multipliés à l’infini par des jeux de miroirs. Les vitrines regorgent de coffrets en chocolat ciselé, de sculptures délicates et de pyramides de macarons multicolores aux chaudes saveurs de thé, de café ou de citron. Un régal pour les sens.
Etourdi, Folco reste dans le passage jusqu’à ce qu’une jeune dame s’occupe de lui.
— Bonjour monsieur, vous désirez ?
Il rougit.
— Euh… Je… Enfin…
Au fur et à mesure de ses marmonnements, sa voix baisse.
— Oui ? fait la vendeuse avec un sourire encourageant.
Folco se reprend, enhardi par cette manifestation de sympathie.
— J’enquête sur le cambriolage dont vous avez été victime. Je voudrais parler à Madame Benoit…
Quinze minutes après, le follet sort de la boutique, guère plus avancé. La police – et par conséquent la farfolice – a déjà pris la déposition de l’artisan qui n’avait rien à ajouter et qui semblait pressée de passer à autre chose. Elle l’a tout de même remercié d’une chaleureuse bouchée au chocolat noir profond et à la liqueur de poire. Magique. Il termine sa friandise quand son regard tombe sur le passage clouté installé devant le magasin. Un vrai, à l’ancienne, avec de gros clous en fonte patinés qui mettent la puce à l’oreille du follet. Le réseau d’espionnage féérique est réputé dense en Anjou.
Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, et Folco traverse, penché en avant avec un air crispé qui se voudrait décontracté. Les badauds ne le remarquent même pas. Il chuchote des paroles de salutation à chacun des clous. Le premier garde le silence, tout comme le second. Le troisième est toujours aussi muet. Seul le dernier réplique, avec un accent de mafioso sicilien :
— Hé mec ! Tu refoules du goulot, toi.
Un sourire triomphal plaqué sur les lèvres, Folco demande avec urgence :
— Je suis de la farfolice, tu m’accompagnes ?
— Hé coco ! Je marche pas là-dedans.
Des passants jettent un regard intrigué sur le follet déguisé en humain.
— J’enquête sur le vol…
— Les chocolats, oui, je sais. Tu ne serais pas humain, tu sentirais que ça pue la magie angélique, ici.
— Oh.
— Et oui, gamin.
Folco attire un peu trop l’attention à son goût : les piétons le surveillent en souriant, certains rient. Le follet conclut de sa toute petite voix :
— Merci, je vais à la cathédrale.
— De rien, mec. Hervo à ton service, réplique le clouteux.
La cathédrale, toute en tuffeau blanc, est magnifique sous le soleil. Quand il arrive sur le parvis, Folco éprouve une grande admiration pour l’édifice immaculé qui surplombe un long escalier menant à la Maine. Il sent aussi son ventre gargouiller et se tordre, rappel que la potion d’humanité va bientôt perdre ses effets. Il entre dans le lieu de culte et profite d’un renfoncement sombre pour se cacher, plié en deux. Le follet inspire et expire afin de se détendre. La douleur pulse, puis soudain, son corps se déforme, se comprime. En un instant, il reprend sa forme habituelle et la souffrance disparaît.
Premier réflexe : il renifle l’air. Il a retrouvé le sixième sens particulier du Petit Peuple et Folco est le meilleur Nez de sa promotion. Au-delà des effluves de produits d’entretien et de bois ciré, il détecte l’odeur de talc, de vin de messe et de vieux bouquin caractéristique de la magie angélique. Il sonde le plafond, mais les anges sont des créatures discrètes qui excellent dans le charme d’invisibilité. Folco se dégage de l’alcôve et profite du peu de visiteurs pour se glisser d’ombre en ombre jusqu’à derrière l’autel. Là, il fait signe au vide de le rejoindre.
Tout à coup, une silhouette se matérialise sous son long nez. De surprise, la chevelure du follet s’embrase et il lui faut une poignée de secondes avant de se reprendre. Il écoute attentivement, mais aucun bruit ne trahit la venue d’un humain. Un ange au visage sévère auréolé, bras croisés, l’observe d’un air hautain.
— Qui êtes-vous et comment osez-vous pénétrer en notre demeure lorsque les fils d’Adam pourraient vous… entrevoueur ?
Cette race du Petit Peuple témoigne d’un amour fâcheux des vers, exercice auquel ses représentants n’excellent pas.
— Je suis Folco, de la farfolice, réplique très vite l’intéressé.
Son crâne n’arbore plus que quelques flammèches inquiètes. L’ange semble se détendre. Un peu. Bref, il dessert légèrement les mâchoires. En réponse, les chefeux du follet reprennent de la vigueur.
— Que nous voulez-vous ?
— J’enquête sur le vol de chocolats chez Benoit…
— Serre les fesses.
— Pardon ?
— Serre les fesses, reprend la voix d’un autre ange, invisible.
Un chœur de murmures accusateurs poursuit :
— Un buveur.
— Blasphémateur !
— Voleur.
— Menteur.
— Nous l’avons chassé.
— Il a uriné dans le bénitier !
Folco est stupéfait de cette véhémence fantomatique.
— Où puis-je trouver ce Serre-les-fesses ?
L’ange visible lui répond :
— Dans les souterrains d’Angers, une communauté de bannis s’est réfugiée. Vous devriez l’y trouver. Un passage secret d’ici peut vous y mener.
— Merci.
Quinze minutes plus tard, l’ange laisse Folco à l’entrée d’un corridor maçonné en tuffe et en ardoise. Pas besoin de lumière : le follet libère quelques mèches enflammées et entreprend d’avancer dans le souterrain. Un mélange complexe de senteurs féériques indique la présence de nombreuses races du Petit Peuple.
Les murs suintent, le sol se détrempe. Le tunnel passe sous la Maine et empeste l’humidité. Le follet remarque alors un minuscule passage sur la droite, creusé à la griffe, et s’y faufile. Les senteurs féériques se font plus prégnantes, il sait qu’il va toucher au but. Le souterrain étroit descend en pente raide. Une lumière tremblote au loin.
Enfin, Folco débouche sur une immense caverne étayée par le savoir-faire des gnomes. Et devant lui se dévoile la plus grande communauté du Petit Peuple qu’il ait jamais vue en dehors de Kerkav. Il aperçoit des lutins, des ondines, des korrigans, deux ogres, même. Au plafond, ces bannis ont construit un nid réfléchissant qui accueille un vénérable dragon nain en une parodie du gigantissime Spot de Kerkav dont le souffle embrasé éclaire toute la cité féérique.
Quatre trolls patibulaires accourent vers le follet, yeux rouges étincelants et dents découvertes.
— T’es qui ? Tu fais quoi là ?
Ils dominent Folco, dont la chevelure est soufflée par la peur avec un fouf ridicule. Il déclare d’une voix qui va decrescendo :
— Je suis de la farfolice… Je cherche l’ange Serre-les-fesses.
— T’es pas le bienvenu ici !
— On sait rien sur ce vol de chocolats…
Cette dernière phrase plane dans l’air le temps que le troll comprenne sa bourde. L’opération exige de la patience, mais au bout d’une bonne minute, les quatre miliciens se regardent, mal à l’aise. Folco en éprouve un sursaut de courage. Il perçoit alors un parfum chocolaté et en profite pour courir entre les jambes de l’un des trolls. Il suit la piste odorifère, traverse la moitié de la caverne, longe des tentes et des monticules de pierre, aperçoit quelques congénères émaciés aux chefeux éteints, puis débouche sur un véritable temple orné de dorures et de marbre, illuminé par le Spot local. Derrière lui, les miliciens cavalent à sa suite en beuglant.
Folco pénètre dans l’édifice au pas de course. Au bout de quelques pas, il tombe nez à nez avec un nain de jardin à la longue barbe blanche, avachi sur un canapé vermeil, juste à côté d’un monticule de chocolats. Les deux créatures s’observent un instant, stupéfaites. Puis le follet bombe le torse et déclare, chefeux embrasés, avec toute l’autorité de sa charge :
— Au nom de la farfolice, vous êtes en état d’arrestation.
Ça ressemblait au couinement d’une souris.
Les trolls déboulent à ses trousses, mais le nain les arrête d’un signe de la main. Grand seigneur, il réplique :
— Ami farfolicier, je crains que vous ne fassiez une grossière erreur. Ces chocolats n’ont pas été volés chez Benoit.
— Mais comment savez-vous que je viens pour ça ?
— Nous suivons de près ce qui se passe en haut. Et comme vous pouvez le constater, nous aimons beaucoup le chocolat. Ceux-ci sont arrivés ici de manière légale et je peux vous montrer les factures, si vous le désirez.
— Volontiers.
Le nain secoue la tête et soupire. D’un claquement de doigts, il ordonne à l’un des trolls d’aller chercher ses papiers. Trois minutes plus tard, le milicien revient avec un carton dans les mains. Son boss se lève et claudique jusqu’au tas de facture dont il extirpe la plus récente qu’il brandit sous le nez pointu de Folco. Celui-ci lit qu’un certain BAF (ce qui sonne comme un nom gnome) a réglé une importante cargaison d’ingrédients féériques en devise chocolatée, paiement à trente jours. Ce BAF a acheté un kilo de poussière de fée, trois litres de larmes de salamandre, un ballon de souffle du dragon, un paquet d’écailles d’ondines et même une centaine de chefeux.
— Vous voyez…
Le follet, gêné, voire tétanisé par sa bourde, garde le silence un long moment. Enfin, il marmonne :
— Vous connaissez Serre-les-fesses ?
— Bien sûr, nous l’avons exclu de notre communauté. C’est un bon à rien qui a trouvé refuge dans la tour Saint Aubin. En face de la chocolaterie Benoit.
***
La journée se termine et René rentre chez lui à bicyclette, une baguette sous le bras. Il tourne au carrefour entre le boulevard Foch et celui du Roi René, puis emprunte la rue des Lices. A son rythme de retraité, il passe la préfecture et la tour Saint Aubin, concentré sur la route. Soudain, le vieil homme voit un clou du passage piéton se soulever. Il a l’impression que deux petits yeux chassieux le transpercent tandis qu’il donne un coup de guidon malencontreux.
Le vélo s’emballe, passe au ras d’une rambarde et finit sa course dans un mur. René rouvre les yeux, couché par terre, sonné. Des passants accourent vers lui pour le secourir. Néanmoins, il se lève seul et, très digne, refuse leur aide. Il a mal mais ils ne le sauront pas. En claudiquant, il relève sa bicyclette qui écope d’un nouveau coup de pied et d’un chapelet de jurons. Au moment de repartir, il darde un regard venimeux sur le clou.
Il est persuadé de l’avoir entendu ricaner au moment de sa chute.
***
La nuit est tombée quand Folco ressort des souterrains par la cathédrale. Il profite de l’obscurité pour lancer un charme de discrétion, moins efficace que le sort d’invisibilité des anges, mais suffisant en pleine nuit, même en ville. Avec un plop sonore, le farfolicier devient une ombre parmi les ombres.
Il retourne à la chocolaterie, persuadé de ne pas avoir cerné toute la vérité. Avant d’inspecter la tour, il décide d’interroger de nouveau Hervo le clouteux dont il s’approche sans bruit.
— Monsieur Hervo, c’est Folco le farfolicier…
— Hé gamin, je t’ai senti, t’inquiètes. Y a quelque chose qui va pas ?
— Je sais où trouver Serre-les-fesses, mais j’ai l’impression qu’il y a un drôle de trafic là-dessous…
— Tu as découvert la cité de Kerban à ce que je vois. Bravo, petit.
— Tu sais quelque chose d’un trafic d’ingrédients féériques ?
— Pas le moins du monde, gamin.
— Tu es le seul clouteux sur Angers ?
— Bien sûr que non, tu crois quoi, toi ?
— Je peux compter sur toi pour coordonner tes cousins et surveiller les différents accès à Kerban ? Je voudrais savoir qui se livre à ce trafic.
— Pas de souci, mec. Tu peux compter sur nous. Tu pourras me retrouver ici tous les matins.
— Merci.
Satisfait Folco, s’éloigne du passage clouté et lève le nez (long et pointu !) vers la tour Saint Aubin.
L’édifice carré, fortifié, servait au guet et domine la ville d’Angers. Le follet en fait le tour à la recherche d’une entrée. Au passage, il détecte de légères traces de magie angélique, souillée d’effluves de vinasse et de laisser-aller. Les portes en bois sont verrouillées et il décide d’escalader le mur en blocs de tuffeau. De ses petites mains aux doigts fins, Folco s’agrippe à la paroi et grimpe avec précaution. A mi-hauteur, une meurtrière à la vitre brisée lui permet d’entrer enfin dans la tour. Le farfolicier y découvre une exposition de tableaux marins qu’il contemple un instant dans la lumière mouvante de sa propre chefelure. Puis il emprunte l’escalier et monte tout en haut.
Un ronflement l’accueille, ainsi que des exhalaisons pénibles de magie angélique agrémentées d’un soupçon de crasse et de vapeurs alcooliques qui prennent à la gorge. Folco fouille la pièce du regard et tombe sur une silhouette avachie par terre, le ventre distendu et les ailes déplumées. Le follet a pitié de son congénère, il lève son charme de discrétion et l’appelle :
— Monsieur Serre-les-fesses ?
Aussitôt, l’ange déchu se réveille, les yeux injectés de sang. Chancelant, il se lève, redresse son auréole ébréchée et montre les dents. Puis il se jette sur Folco en hurlant :
— Séraphesse ! Je m’appelle Séraphesse !
Le follet l’évite de justesse et l’ange heurte le mur de plein fouet. Avec un boum, il s’affale, groggy par le choc et l’ivresse. Folco l’observe et constate la présence de traces de chocolat tout autour de sa bouche. Dans un coin de la pièce s’entassent une vingtaine de bouteilles de tailles et de formes diverses : whisky, vin, cointreau, … et des boîtes au B doré de la chocolaterie. Serre-les-fesses a fait feu de tout bois. Le farfolicier n’a plus aucun doute sur la culpabilité de l’ange et il sort sa corne de téléfaune. Mentalement, il demande Tom Rillets à qui il déclare l’affaire bouclée.
***
René a convaincu sa femme de l’accompagner, cette fois.
— Je te jure que j’ai vu ce clou se soulever ! lui a-t-il affirmé avec véhémence.
La vieille dame a obtempéré, habituée qu’elle est aux lubies de son mari. Lui a pris sa bicyclette, elle le rejoint en voiturette jusqu’à la rue des Lices. René a décidé d’y aller de nuit, afin de ne pas attirer l’attention. Il est hors de question que des témoins assistent de nouveau à ses ennuis.
Le couple de retraités arrive rue des Lices en même temps. Madame descend de sa voiturette, tandis que Monsieur déclare :
— Tu fais bien attention, tu regardes par terre. Les clous, que je te dis !
René remonte sur son vélo, pousse sur les pédales. Il arrive devant la chocolaterie, prêt à tester sa théorie du complot. Là, il se sent plus bête que jamais.
Le passage clouté a disparu.
***
Quand les farfadets de Tom Rillets ont débarqué pour enlever l’ange chocovore afin de l’interroger au siège, à Kerkav, Folco a décidé de rester encore un peu sur Angers. Tout n’est pas résolu. Il en a fait part à Tom, qui s’est déplacé pour l’occasion, habillé de son imperméable beige, de son éternel chapeau en feutre et de ses lunettes de soleil.
— Folco, tu as bien travaillé. Si tu veux poursuivre, je te laisse jusqu’à demain midi, pas davantage.
Le chefeux du follet brûlent fort de contentement.
— Ce ne sera pas long, répond-il avec plus de confiance qu’il n’en a jamais éprouvée.
Le temps de régler les détails administratifs, le soleil pointe son nez quand Folco sort de la tour Saint Aubin. Il lance de nouveau son charme de discrétion et file au passage clouté où il ne reste qu’un clou. Il espère qu’il s’agit bien d’Hervo et murmure un bonjour.
— Oh gamin ! Je suis là. Je sais déjà qui trafique quoi.
— Alors ?
— Ta chocolatière, tiens !
— Madame Benoit ?
— Oui, petit ! Nous l’avons suivie dans toute la ville, avec mes cousins. Elle est descendue aux jardins du château et elle a récupéré un plein sac qui sentait le Petit Peuple. Tu devrais l’interroger, gamin.
— Tu sais où elle est ?
— Elle va pas tarder. Bon, c’est pas tout, moi, je me casse.
— Comment ça ?
— Hé petit, j’habite pas ici, moi. Je suis au Pilori, d’habitude.
— Mais…
— Allez, je te laisse, avec toutes les félicitations de Tom Rillets. Au fait, ce dernier m’a chargé de te dire que tu étais maintenant officiellement Enquesteur de la farfolice. Allez, ouste !
Le clouteux s’extirpe d’entre les pavés, exhibe deux petits yeux jaunâtres sous sa tête de clou en fonte, puis il part en courant sur ses deux petites jambes grêles.
Folco n’a pas le temps de réfléchir à la situation, car une silhouette encagoulée, chargée d’un sac rebondi, approche dans la rue déserte. La personne arrive devant la boutique. Folco remarque alors sur la vitrine le nom « Anne-Françoise Benoit ». AFB ou… BAF. Celle-ci sort une clé et entre avec, à sa suite, le discret follet. Madame Benoit pose son sac à côté de la caisse, enlève son manteau à capuche dans la réserve et revient pour se trouver nez à nez avec le farfolicier dont les chefeux s’éteignent à l’approche de la confrontation. Elle marque un mouvement de recul, mais ne semble pas surprise de tomber sur un être féérique.
— Qui êtes-vous ?
Réponse presque inaudible :
— Folco, nous nous sommes déjà rencontrés…
— Oui, oui, j’ai compris. Le policier à la mauvaise haleine… Que me voulez-vous ?
Le follet accuse le coup et reprend d’une voix à la fermeté de guimauve :
— Vous êtes une trafiquante d’ingrédients féériques !
— Pas du tout. J’ai une licence signée de la congrégation des fées.
— Pardon ?
Elle soupire et lui tend une bouchée au cointreau. Interrogatif, Folco la prend et croque un morceau. Les flammes sur son crâne montent un instant jusqu’au plafond. Des saveurs étonnantes explosent dans sa bouche, bouquet subtil où il reconnaît la puissance du souffle du dragon et la délicatesse d’une caresse ondine.
— Mais c’est magique !
— Les ingrédients… inhabituels… sont ma marque de fabrique.
« Les chefeux donnent une chaleur savoureuse au chocolat. Les tourbillons de sylphide allègent les ganaches, la corne de faune broyée est transcendantale et une seule moustache de chat botté transporte les papilles à l’autre bout de la terre. Le meilleur étant la poussière de fée qui donne un goût incomparable à mes préparations.
En échange de chocolats tout au long de l’année, la congrégation m’octroie cette licence qui me permet de de transporter mes clients, de les faire rêver. Personne ne peut créer d’aussi bons chocolats sans un peu de magie ! »
— Je ne savais pas…
— C’est un secret aussi bien gardé que l’emplacement de Kerkav. Imaginez ce que diraient les membres du Petit Peuple s’ils avaient vent de ce passe-droit des fées ? Et ce que les humains diraient s’ils savaient à quel point mes chocolats sont féériques ?
***
René pousse sur les pédales de sa vieille bicyclette rouillée afin de monter la côte de la rue du Canal. Il prend son temps, plus encore qu’à son ordinaire. Angers est toujours calme en ce début de matinée ensoleillée. Soudain, en arrivant place du Pilori, le vieil homme voit des clous. Il freine et descend de son vélo. Ces clous se baladent en ville ! songe-t-il. Il ne prend pas de risque et les contourne à pied avant d’enfourcher sa bicyclette et de reprendre sa route. Dans son dos, il entend tirer bruyamment la langue, mais il ne se retourne pas.
FIN
Un grand merci à Anne-Françoise Benoit d’avoir accepté la publication de cet écrit qui la met en scène ! J’ai découvert la chocolaterie Benoit en 2000 et c’est l’un de nos passages obligés à Noël, à minima… et ce n’est même pas un partenariat sponsorisé 😉
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Bonnes lectures !
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