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Il ne lui manque que la parole – nouvelle de Tiki Fantasy

Cette nouvelle a été initialement publié dans le recueil du Collectif Les Auteurs Masqués baptisé "Histoires de Magie" : les profits sont reversés à l'association Handi'Chiens. Si cette nouvelle vous plaît, je ne peux que vous inviter à faire l'acquisition du recueil et à découvrir les plumes magnifiques de mes co-auteurs... et au passage, vous ferez une bonne action 🤗 Bonne lecture !


Le lagon de l’île de Motunui étincelle en un dégradé de bleus infinis ; couleur turquoise auprès des plages de sable blanc, céruléenne dans la passe et outremer au droit des abysses où se cachent des milliers de requins. Sous forme d’un énorme pigeon carpophage aux yeux azur, je plane au-dessus des flots. Depuis peu, ma poitrine arbore un motif noir de raie manta stylisée, la marque des élus, ceux qui ont reçu un fragment de l’âme de l’Aon, créateur incréé des Varumotu. Je suis Arann[1] et je m’appelle Ura.

Je glisse sans effort sur les veines de vent et observe le paysage en contrebas. Un sombre palais émerge des cocotiers sur ma droite. Arraché à la roche volcanique et pourvu de centaines de tours effilées, il abrite le chef suprême des huit îles. Sur ma gauche… J’émets un croassement dépité. Sur ma gauche se dresse Farearann, l’outrancière demeure des puissants Arann, un arbre d’obsidienne aussi grand qu’une montagne et dont les branches dégoulinantes de végétation griffent de rares nuages blancs. Ma propre résidence depuis peu.

Je bats des ailes et m’élève pour rejoindre les plus hautes branches. J’avise une terrasse et descends en piqué. À deux pas du sol, je me transforme en un colosse musculeux, et me réceptionne avec souplesse. De l’intérieur du palais sort mon supérieur d’un pas courroucé, bras croisés. Il est vêtu d’un somptueux carré de tapa[2] rouge et vert, orné de nacre, et il ressemble à un vieux coq déplumé qui essaierait encore d’en imposer. Tout petit, avec un visage ridé et émacié surmonté de rares cheveux gris, il n’en demeure pas moins le chef de la Fetii[3] Grise. Il s’arrête à deux pas de moi et me détaille des pieds à la tête. Son regard noir s’attarde sur mon simple pagne de feuilles tressées — une tenue bien trop humble pour un Arann ! — et ses lèvres se pincent.

— Chien ! Heinoa s’est encore plainte de toi. Tu es parti en pleine leçon, c’est inadmissible.

Je soupire et baisse les yeux. Je ne peux pas parler. Je ne suis qu’une bête. Malgré mon pouvoir de Changeur, lorsque je prends la forme d’un humain, aucun son intelligible ne sort de ma bouche et cela me rend malade. Si je peux tromper les simples hommes et les Arann des autres Fetii, aucun de mes « frères » n’est dupe. Ils voient en moi ce que je suis réellement : un jeune chien au pelage blanc et roux, et aux inhabituels yeux bleus. Peu d’animaux sont enregistrés comme Arann, la plupart sont tués avant, afin que le fragment d’âme de l’Aon qui les habite intègre un réceptacle plus… adéquat. Au hasard, un être humain. Je suis une exception en ces lieux, et les membres de ma « famille » me le font payer.

Mon chef me fait signe de retourner à l’intérieur, et je le suis à contrecœur. À aucun moment, le vieil Arann ne cesse de me sermonner, même quand Heinoa nous rejoint. Celle-ci cache sa décrépitude derrière la parure d’une jeune et belle vahine[4], mais je ne suis pas dupe non plus. Je la vois en surimpression telle qu’elle est réellement : une vieillarde amoindrie et aigrie, enroulée dans une bande de tapa gris. Elle hoche la tête au rythme des paroles accusatrices de notre supérieur, comme pour les appuyer. J’en ai assez. Je ne peux pas me défendre verbalement, alors j’opte pour la fuite. Je me change en gecko[5] et repars en sens inverse, en courant au plafond.

— Ura ! Tu seras puni pour ça ! Puniiiiiii !

Puni… Je m’en fiche, je ne souhaite qu’une chose : retrouver mes amis.

 

***

 

Atea. Atoll excentré et défavorisé. Un simple anneau de sable de corail parsemé de palmiers où Toma est né quatorze ans plus tôt, dans une communauté de pêcheurs isolée, un amas de fare[6] qu’il ne serait même pas décent de qualifier de village. Le lieu le plus pauvre du plus pauvre atoll de tous les Varumotu. Là, il a perdu père et mère quand il était encore tout jeune, et ce sont des oncles et tantes qui l’ont élevé, lui et sa rayonnante petite sœur, Kari. Il ne l’a pas revue depuis près de deux ans…

Son souhait le plus cher était de visiter les huit îles, et le tout-puissant Aon a exaucé son vœu deux ans plus tôt. Toma a reçu l’Illumination, il est devenu Arann Voyageur, avec le fantastique pouvoir de créer des Portails capables de le transporter en un instant d’un bout à l’autre des Varumotu. C’était un événement extraordinaire pour leur communauté, et la fête qui s’ensuivit lui a masqué la jalousie et l’avidité des siens. Il est parti pour Farearann se faire enregistrer. À son retour, tatoué des vaguelettes caractéristiques de sa Fetii, vêtu d’une magnifique tenue de tapa brun rehaussée d’éclats de coco gravés, il avait demandé à voir Kari. L’une de ses tantes lui avait répondu :

— Bah… La petite est en mer, elle pêche. Plus tard, plus tard…

Le lendemain, Kari livrait des fruits, et le surlendemain, elle était appelée encore ailleurs. Agacé, Toma avait exigé qu’on le conduise à sa sœur. Un oncle lui avait alors sèchement répliqué :

— Elle est trop souvent fiu[7], son oisiveté nuit à toute la communauté. Elle mange plus qu’elle n’attrape de poissons !

— Rends-la-moi, dans ce cas, je l’emmènerai à Farearann, vous n’aurez plus à la nourrir !

— Ah… Mais elle est de mon sang… J’aurais trop peur que ton père ou ta mère reviennent en tupapau[8] nous hanter pour ne pas l’avoir élevée…

— Je comprends pas…

Son oncle l’avait étudié des pieds à la tête, ses yeux s’attardant sur la belle étoffe végétale dont il était vêtu.

— Il nous faudrait des coques[9], pour compenser…

Depuis, Toma travaille sans relâche et vend son pouvoir de Voyageur aux chefs et aux marchands. Le fruit de son labeur, il le redistribue à sa parentèle, qui n’en a jamais assez. Il n’a pas revu sa sœur, qui n’est plus que l’objet d’un odieux chantage. Toma est décidé, il va y retourner et confronter les siens.

 

***

 

Je cours pour échapper au chef de ma Fetii, encouragé par ses cris de colère. Je quitte les quartiers des Changeurs et m’engouffre au hasard dans ceux d’une autre faction Arann. Soudain, juste après un tournant, une flaque miroitante s’élève sur toute la largeur du couloir. Un Portail. Je passe au travers et son pouvoir me transporte ailleurs en un instant. Je ne ressens rien de particulier, mais… les odeurs ont changé, j’ai Voyagé. Nouvelle flaque, nouveau lieu. À toute allure, je traverse Portail après Portail sans aucun moyen de me repérer dans ce labyrinthe inextricable. Tout à coup, je croise la route d’un tout jeune Arann Voyageur. Dégingandé, le gamin arbore un duvet sombre sous son large nez et un grain de beauté sur la joue aussi gros et noir qu’une perle. Il a l’air tout malheureux et ferme les yeux au moment où s’ouvre une nouvelle flaque miroitante. Pris d’une impulsion subite, je le suis. Changement d’ambiance ! Les couloirs de Farearann ont laissé la place à des cocotiers et à une plage de sable grossier dont émergent une dizaine de fare somptueux.

Discret, j’observe le jeune Arann qui s’arrête là et contemple les habitations avec une grimace où se mêlent tristesse et colère. Un homme en belle tenue de tapa l’aperçoit et vient à sa rencontre ; son visage arbore un sourire carnassier qui ferait frémir un requin-marteau.

— Tu as raté notre dernier rendez-vous, mon neveu. J’ai bien cru que nous allions devoir restreindre la nourriture de ta sœur.

— Ça suffit ! Je veux savoir où elle se trouve, sinon…

— Sinon quoi, gamin ? rétorque l’autre, les mains sur les hanches. Amène des coques ou bien ça va barder pour Kari. Tu es prêt à risquer sa vie ?

L’adolescent, vaincu, baisse la tête et j’en ai envie de pigner, ce que ne peut pas faire un gecko. Je déteste les injustices et ceux qui les commettent. J’hésite. Je pourrais me changer en chien ou en taureau et charger cette crapule.

— T’oserais pas la tuer… Elle reviendrait sous forme de tupapau pour te hanter !

L’homme éclate de rire.

— Je ne crois pas aux tupapau, gamin. Dépêche-toi de sortir tes coques.

Il ne croit pas aux esprits des morts… C’est que cet individu n’a jamais quitté son village, alors. Cela me donne une idée. De gecko, je me transforme en une brume bleutée à la froideur assassine. Je suis désormais un tupapau vengeur et pousse un croassement de pigeon carpophage. À mes côtés, l’adolescent fait un bond tandis que l’autre ouvre de grands yeux terrifiés. Je me jette sur lui, tourne autour, le frôle. Il tombe à genoux, les mains sur la tête et sanglote. Je m’éloigne et le contemple. Sous cette forme spectrale, je dédie une courbette au jeune Arann dont la mâchoire s’est affaissée, jusqu’à ce qu’il remarque le motif de raie manta sur mon torse. Il comprend ce que je suis vraiment et se tourne vers son oncle.

— Mon père, ton propre frère, est revenu d’entre les morts pour se venger. C’est ta dernière chance : où est Kari ?

 

L’homme a craqué et nous a désigné un motu[10] au milieu du lagon. D’une simple pensée, mon compagnon Arann a ouvert un Portail chatoyant que nous avons traversé ensemble et lorsque la flaque miroitante s’est refermée, je suis redevenu un chien. L’îlot comporte un unique fare en piteux état et mon frère Arann se jette à l’intérieur. Une jeune fille s’y trouve et les traits de son visage trahissent un lien fraternel avec le Voyageur. Une chaîne en fer — en fer ! Seuls les Arann travaillent les si rares métaux, il y en a pour une fortune ! — entrave la cheville de la petite et j’en gronde de fureur.

— Toma !

— Kari !

Bon, je connais leurs noms, désormais. Toma se jette sur sa sœur et la serre fort dans ses bras. Elle est sale et très maigre. Il tente de déchirer le fer, en vain, alors il se concentre un instant. Un minuscule Portail apparaît au ras du bracelet en métal qu’il traverse comme du sable. La chaîne tombe, Kari est libre. Assis sur mon arrière-train, j’assiste à leurs tendres retrouvailles avec une grande joie. Au bout d’un moment, Toma se tourne vers moi, l’air grave.

— Je suppose que tu es le fameux Ura, l’un des deux héritiers de Tahito dont tout le monde parle.

Pour le lui confirmer, je me relève et viens me frotter à lui, ce qui lui arrache un rire léger.

— Merci, merci, merci ! J’ai pas revu ma sœur depuis que je suis devenu Arann… Tu l’as sauvée, je pourrai jamais assez te remercier.

Non… À moins que tu ne m’offres des bananes. Un tas de bananes. Une montagne de bananes ! Je me change en homme et Kari hoquette de stupeur. Avec un sourire, je mime l’action de peler ce fruit jaune que j’apprécie tant. En retour, Toma secoue la tête en riant franchement cette fois.

— Ura, je pourrai jamais rien te refuser et sûrement pas des bananes. T’es extraordinaire, il te manque vraiment que la parole !

Oui, et dans le secret de mes pensées, j’en pleure… J’aimerais tant apprendre à parler, mais je ne suis qu’un chien.


Cette nouvelle prend place dans le monde de ma saga de Tiki Fantasy Varumotu. L'intrigue se déroule au tout début du 2nd tome. L'ensemble des romans peut s'acheter sur mon site ou bien sur Amazon 😉

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[1] Les Arann sont des élus dotés de pouvoirs magiques.

[2] Le tapa est une étoffe végétale traditionnelle obtenue en battant de l’écorce.

[3] Une fetii est une famille étendue en tahitien. Aux Varumotu, les Arann sont organisés en douze Fetii, en fonction des pouvoirs dont ils ont hérité.

[4] Une vahine est une femme en tahitien.

[5] Le gecko est un lézard très courant en Polynésie.

[6] Fare : habitation polynésienne.

[7] En Polynésie, être fiu, c’est être en proie à une grande lassitude ; en avoir assez. Quoi que vous fassiez, dès que vous n’avez plus envie de faire ce que vous êtes en train de faire, vous êtes fiu. Dès qu’on vous tire d’une situation où vous étiez à votre aise et que vous n’avez pas envie de changement, vous êtes fiu. Autant dire que c’est un terme très général…

[8] En Polynésie, les tupapau sont des fantômes, des esprits errants, souvent en quête de vengeance.

[9] Les coques, gravées du symbole des chefs, sont la monnaie locale aux Varumotu.

[10] Motu : île.

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